Engagements

Denis Sieffert  • 24 janvier 2007 abonné·es

Peut-on faire de la politique sans être lié à un parti, sans être député, sans être ministre, sans être candidat à la présidence de la République ? Deux personnages de notre vie publique, Nicolas Hulot et José Bové, mûrissaient leurs réponses à ces questions quand on apprit, tôt lundi matin, la mort de l’abbé Pierre. Or, il se trouve que toute la vie de cet homme d’exception apporte la preuve que l’on peut en effet peser sur l’évolution de nos sociétés en restant hors des sentiers battus. Et qu’il est même parfois préférable de se tenir à l’écart des joutes électorales. Henri Grouès ­ le véritable nom de l’abbé ­ n’a jamais tant fait de politique que lorsqu’il a cessé d’être ce député MRP qu’il fut au lendemain de la guerre. C’est sans aucun doute sous l’habit du prêtre marginal, solitaire et indocile qu’il fut le plus efficace. Au-delà d’une personnalité sans équivalent, et du respect que peuvent inspirer son courage et sa pugnacité, l’abbé Pierre a constamment mis en évidence, consciemment ou non, les limites de certaines formes traditionnelles de combat. Avec son fameux appel de février 1954, il eut, le premier ­ mais pas le dernier ­, recours aux médias de masse. Non comme un intellectuel, mais comme un homme d’action. Lepremier, il joignit le geste à la parole ; et incarna une forme nouvelle d’engagement. En cela, il fut un précurseur. L’ancêtre en politique d’un José Bové et de quelques autres, comme Albert Jacquard, bien sûr. Mais, plus encore, ses héritiers sont une figure collective : celle d’un mouvement associatif. On pense naturellement au Droit au logement (DAL), qui l’a si souvent sollicité et auquel il n’a jamais manqué. Curieux attelage que ce curé et ces mécréants, cet homme d’Église sans église et ces « gauchistes » ou ces « anars » !

Qu’est-ce qui a fait la force de cet homme dans l’opinion ? D’où provenait cette mystérieuse contradiction entre cette silhouette voûtée, ce corps d’apparence chétive et l’énergie qui s’en échappait quand l’indignation le saisissait ? Gardons-nous ici d’interroger les ressorts intérieurs, les plis secrets où gît une conscience (la foi ?) ­ ils sont trop personnels. Questionnons le regard des autres. D’où venait ce crédit dont il a presque toujours bénéficié aux yeux de ses contemporains ? La réponse tient en deux mots : sincérité et cohérence. L’abbé Pierre n’était suspect d’aucune démagogie, et ne paraissait soumis à aucune hiérarchie, fût-ce celle de cette Église avec laquelle il prenait tant de libertés. Ses colères traversaient les gouvernements et les régimes sans apparemment s’embarrasser de considérations tactiques. Et, un demi-siècle durant, il accomplit ce prodige (on n’ose dire « ce miracle ») de concilier révolte et consensus. De dénoncer avec violence la violence du monde, tout en continuant de faire l’unanimité dans une opinion qui n’aime guère, ordinairement, être dérangée. Peut-être était-ce aussi sa faiblesse. Celle d’une colère qui bouscule les consciences sans vraiment contester l’ordre du monde. Mais ce fut aussi sa force, qui le rendit audible de tous. Ilne manque pas d’héritiers, laïques, dans la France d’aujourd’hui. Parmi ceux-là, il serait bien risqué de citer Nicolas Hulot. L’ex-futur candidat à la présidentielle est trop neuf dans son rôle de Cassandre de l’écologie. Mais la question s’est posée à lui comme à José Bové de ne pas galvauder ce patrimoine de confiance dont il jouit a priori dans l’opinion.

En faisant savoir, après beaucoup d’hésitations, qu’il poursuivrait son travail d’interpellation des candidats àla présidence, mais ne rivaliserait pas avec eux, Nicolas Hulot a sans doute fait le bon choix. Assurément, il sera plus à l’aise, et plus utile, dans ses habits de lobbyiste de l’environnement que dans l’uniforme du politique sommé de se prononcer sur tous les dossiers, et sollicité de toutes parts. Quant à José Bové, il réserve encore sa décision, mais incline nettement vers la candidature. S’il confirmait cette option, il ferait sans doute le bon choix lui aussi. Car, par la force des choses, il s’est trouvé investi d’une autre responsabilité. Celle de ne pas désespérer les quelque vingt mille pétitionnaires qui appellent sa candidature, et tous ceux qui ne peuvent se résoudre au sabordage des collectifs antilibéraux après tant de mois de débats et de mobilisation. Chacun a sa place en quelque sorte. Par sa candidature, José Bové fait lui aussi la critique d’une politique trop traditionnelle. En entrant dans la compétition, il repose la question d’une candidature unitaire qui donnerait une voix forte à la gauche antilibérale. Il interpelle les candidats de la LCR et du PCF. C’est pour lui l’heure de cette forme d’engagement.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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