Catherine Lépront, 161, rue du roman

Dans un essai et un roman paraissant conjointement, Catherine Lépront explore le processus créatif et s’émerveille de l’alchimie qui s’opère entre le réel et la fiction.

Ingrid Merckx  • 22 février 2007 abonné·es

Elle n’habite pas au 161. Elle y travaille. Réalisant divers tâches de rédaction et de traduction dans un studio que son voisin lui a prêté. Mais elle vit là, au sens où sa vie s’y déroule, à quelques mètres de l’appartement de cet homme qu’elle aime sans le dire. Collectionneur spécialiste de la statuaire sumérienne, Osias Lorentz recèle chez lui un trésor dont la concierge de l’immeuble, la Cap-Verdienne Anabella Santos Joao, mi-ange gardien, mi-démon, est la protectrice hors pair. Elle aussi aime Osias Lorentz en cachette. Lui, de son côté, aime une femme que ni l’une ni l’autre n’ont jamais vue et qu’il a un jour baptisée Esther avec la première, la narratrice.

Esther Mésopotamie. Un nom mélodique qui dit à la fois le rêve et le cauchemar, l’ici et l’ailleurs, les deux faces d’une chimère. Si bien que les deux femmes, la narratrice boiteuse et la scrupuleuse Cap-Verdienne, ont fait du prénom Esther un nom courant synonyme de sales choses, du type : un « temps d’Esther » pour un temps de chien. Esther planant comme une ombre sans que l’on sache si elle existe vraiment.

Esther Mésopotamie , le dernier roman de Catherine Lépront, se place d’emblée sous le signe du secret, dans une zone trouble, une aire de brouillage entre la fiction et le réel. La narratrice et Miss Ana pencheraient d’un côté de la frontière, Esther de l’autre. Les deux premières cultivant un art de la dissimulation (de l’amour, de la maladie) qui permet, autorise, titille la fiction. Et prolonge leurs rêves. Cette zone trouble ­ studio, loge, appartement, cour et trottoir ­ c’est le fameux 161 de la rue où les trois personnages se croisent. Une « porte » vers un autre univers, comme il en existe en science-fiction, un lieu de passage. « Dans le vestibule du 161, j’étais avec Osias Lorentz, au bord de l’Atlantique, on entendait le bruit des vagues, c’était des rêves d’une limpidité confondante. » Un palier en somme, le lieu de possibles, celui, aussi, où le roman s’épanouit. « Un mystérieux machiniste s’est acharné à maintenir accroché et fermé pour moi le rideau opaque qui sépare la scène du monde de la rampe dont j’ai exclusivement réservé l’espace aux moments où Osias était présent ou absent au 161… »

C’est aussi l’opacité d’un rideau qui (pré)occupe Catherine Lépront dans Entre le silence et l’oeuvre . Pas exactement un essai, mais un ensemble de conférences et d’articles sur la littérature, le théâtre, la musique et la peinture, où la romancière et essayiste explore les oeuvres de Flaubert, James, Kafka, Kadaré, Delacroix, Rembrandt, Magris, Pasolini, Powys, Mozart… « De toutes les activités humaines, c’est la création artistique, ses motifs et processus, et bien sûr l’oeuvre qui en est le fruit, qui me semble toujours la plus bouleversante, la plus énigmatique. » D’où sa volonté farouche, et piquante, de percer une partie de l’énigme, de glisser un oeil de l’autre côté du miroir pour tâter un peu du secret de fabrication d’une oeuvre. Catherine Lépront s’introduit dans l’atelier de l’artiste. Non pas la pièce où il crée mais l’espace où s’opère l’alchimie, où le matériau de départ se métamorphose. Quels sont les facteurs déclencheurs ? Y a-t-il des choses qui échappent à la représentation ? Où et comment naît un personnage ? Comment coexistent l’achevé et l’inachevé ? Dans la plus belle conférence ­ qui donne son titre à l’ensemble ­, Catherine Lépront s’intéresse aux limites du silence, celui qui précède la création et celui qui la suit, aussi nécessaire à l’écriture qu’à la musique.

Son écriture romanesque emprunte d’ailleurs à la syntaxe musicale, qu’elle côtoie depuis l’enfance. En modulant, par exemple, le ton à l’intérieur de la phrase pour la faire passer de la narration au dialogue sans changer ni de paragraphe ni de ponctuation. En intercalant une parenthèse qui n’interrompt pas le récit mais s’y juxtapose, telle une voix supplémentaire jouant piano . Ou en maintenant un tempo tenace, malgré la densité du débit et le risque de dilution de la narratrice. « Tu ne sais pas ce que tu perds, me dit souvent Emile Klementsen, à ne pas poser de question ou à n’y pas répondre par la vérité, à ne tirer jamais les choses au clair. Et voici ce que je lui rétorque : Sans doute, mais je sais ce que j’y gagne ­ l’expérience de sentiments, de sensations particulières, je me mets dans des états dont tu n’as pas la plus petite intuition. » Il y a chez Catherine Lépront à la fois méfiance et fascination pour la fiction. Les deux se rejoignant en un émerveillement rare. Et communicatif.

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