Le déserteur

Denis Sieffert  • 8 février 2007 abonné·es

«Monsieur le Président, je vous fais une lettre que vous lirez peut-être si vous avez le temps »… Qui ne connaît la chanson de Boris Vian ? C’était les années 1950. La France était engluée dans sa sale guerre, en Algérie. Toutes les guerres coloniales ont leur « déserteur » ou leur conscience. Depuis le mois de juin, la guerre d’Irak a le sien. C’est un certain Ehren Watada. Pas vraiment un pacifiste, celui-là. C’est au contraire un baroudeur, engagé volontaire, apprécié de ses supérieurs, qui disent de lui qu’il « aime les défis et va de l’avant au combat ». Et il le prouve, le bougre, jusque devant la cour martiale, où il comparait depuis lundi. Dans une lettre à sa hiérarchie, le lieutenant Watada juge que « ce n’est pas une guerre d’autodéfense, mais une guerre choisie, pour le profit et la domination impérialiste ». Avec des GI comme lui, l’Amérique n’a pas besoin de communistes ! Et il ajoute devant les caméras de télévision, qui ne le quittent pas d’une semelle de rangers : « Plus jamais nous ne laisserons ceux qui menacent nos vies régner en maîtres, qu’ils soient terroristes ou dirigeants élus. » Cette façon de mettre dans le même panier Al-Qaïda et l’administration Bush plaît beaucoup, on s’en doute, à la Maison Blanche. Surtout au début d’une semaine d’intense débat politique devant le Congrès.

Pour autant, George W. Bush n’a pas trop de soucis à se faire. Les Démocrates n’ont pas l’audace du lieutenant Watada. En principe, ils ne devraient pas aller jusqu’à faire obstruction à sa politique ultramilitariste. Tout au plus le Président peut-il craindre une condamnation de principe. Car l’opposition ne le frappera pas au portefeuille ­ comme cela serait théoriquement possible ­ en le privant des crédits gigantesques qui doivent subventionner sa fuite en avant. Lundi, George Bush a demandé au Congrès 716 milliards de dollars pour financer « la guerre contre le terrorisme ». Le budget du Pentagone devrait augmenter de 11 % en 2008. Le tout au détriment des dépenses de santé. Ce qui s’appelle un projet de société ! Depuis 2001, les opérations militaires ont déjà coûté plus de 426 milliards de dollars au contribuable. On est pris de vertige devant ces sommes colossales, et de nausée à l’idée qu’elles servent à tuer et à semer la discorde dans le monde plutôt qu’à toute autre destination pacifique ou humanitaire. Mais le doute qui saisit les États-Unis ne va pas jusqu’à briser un tabou solidement enraciné dans la conscience américaine : on ne refuse pas un renfort à des troupes engagées sur le terrain.

On peut cependant espérer du débat devant le Congrès qu’il réduise la marge de manoeuvre de l’exécutif, en particulier dans ses visées anti-iraniennes. Car le discours officiel américain n’en finit pas d’entretenir le spectre d’une opération contre le régime des mollahs. Leprincipal conseiller àla sécurité nationale de George Bush, Steve Hadley, s’est livré la semaine dernière à une attaque en règle contre Téhéran, « fauteur de troubles dans la région » . Un propos repris en d’autres termes par plusieurs think tanks américains, comme le Center for American Progress. Mais une opération américaine dépend de plusieurs facteurs. Et notamment de l’opinion des capitales arabes. Pour l’instant, tout en activant la guerre civile entre chiites et sunnites en Irak, l’administration Bush s’emploie à susciter dans les pays du Golfe la peur qui pourrait naître d’une montée en puissance de l’Iran chiite. Ce sentiment peut-il aller jusqu’à briser le monde arabo-musulman, et pousser l’Arabie Saoudite à rallier officiellement un front américano-israélien ? La propagande américano-israélienne y travaille. Le guide suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, a d’ailleurs si bien compris le danger qu’il a appelé lundi « tous les Irakiens à l’unité, qu’ils soient sunnites, chiites, kurdes, arabes ou turcomans ». Ce qui est certain, c’est que ­ voulue ou non ­ la guerre civile irakienne a renforcé l’influence iranienne et creusé une ligne de fracture qui est exploitée par les États-Unis. Fol engrenage ! Le rôle de médiation offert par l’Arabie Saoudite dans le conflit interpalestinien (une rencontre a lieu ces jours-ci entre les responsables du Fatah et du Hamas à La Mecque) s’inscrit dans ce cadre de concurrence régionale. La possible extension du conflit à l’Iran se joue donc sur trois fronts : àTéhéran, dans les capitales arabes et dans l’opinion américaine. Sur ce dernier front, le soldat Watada a du pain sur la planche s’il veut faire franchir un pas de plus àl’opinion américaine dans la conscience que le danger n’est pas tant le « terrorisme » que le dogmatisme des dirigeants américains.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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