L’offensive des labos

Automédication, coaching privé, publicité : le gouvernement abandonne aux entreprises pharmaceutiques le marché des médicaments et des soins. Une privatisation qui ne dit pas son nom.

Jean-Baptiste Quiot  • 1 février 2007 abonné·es
L’offensive des labos

Les laboratoires pharmaceutiques, représentés par le Leem [^2], font feu de tout bois en ce début d’année 2007. Tout d’abord avec la loi qui autorise, par voie d’ordonnance, le suivi des prescriptions par les laboratoires. Le « coaching privé » des malades à leur domicile ou par téléphone a été ainsi adopté dans l’urgence le 11 janvier par l’Assemblée nationale et le 25 par le Sénat, à l’occasion de la transposition de la directive européenne « médicament ». Par ailleurs, un rapport remis le 10 janvier au ministre de la Santé, Xavier Bertrand, prône l’automédication. Ce texte coïncide avec l’annonce par la Sécurité sociale de nouveaux déremboursements de médicaments. Que préconise-t-il ? Justement le recours à l’automédication en ce qui concerne les médicaments déremboursés. Une aubaine pour l’industrie pharmaceutique, qui peut ainsi fixer librement les prix de ces produits et faire un usage immodéré de la publicité, autorisée dans ce cas.

Pour Marie Kayser, du Syndicat de la médecine générale et du comité de rédaction de la revue Pratiques , la publicité directe « remet en cause le pouvoir des médecins. Mais, à travers ce pouvoir, c’est l’indépendance des patients qui est en danger. Dans une relation de confiance avec son médecin, un patient peut discuter des effets de son traitement. Or, les labos veulent surfer sur les tendances hypocondriaques de la société et s’inquiètent davantage de la rentabilité de leurs produits que de la justesse du diagnostic » . Les nouvelles mesures représentent aussi un pas de plus vers la privatisation de la santé. Cette offensive des labos a l’accord du gouvernement, lequel abandonne la maîtrise publique de la santé des citoyens dans le souci de réduire les dépenses de la Sécurité sociale. Et facilite la vie d’une des industries françaises les plus performantes, mais qui connaît actuellement quelques difficultés.

Au premier rang européen, l’industrie française du médicament affiche un chiffre d’affaires de 40 milliards en 2005. La France est, avec les États-Unis, le pays développé où l’on consomme le plus de traitements. Parmi les entreprises françaises qui engrangent des bénéfices, une société comme Sanofi-Aventis, au troisième rang mondial des laboratoires, talonne Total. Malgré cela, l’industrie du médicament connaît aujourd’hui un certain ralentissement. L’apparition des génériques renforce un marché déjà concurrentiel et en panne de nouvelles molécules à commercialiser. Surtout, le déremboursement des médicaments « au service rendu insuffisant » rogne les 44 % de chiffre d’affaires des industriels de la santé que la Sécurité sociale rendait possibles.

C’est pour pallier ces difficultés que le gouvernement veut favoriser le coaching privé et l’automédication. Comme l’explique Philippe Pignarre, auteur du Grand Secret de l’industrie pharmaceutique [^3] « les politiques essaient de réduire les dépenses de la Sécurité sociale tout en aidant les industries pharmaceutiques. Ces deux mesures ont pour objectif de permettre que les laboratoires obtiennent la publicité directe de leurs produits ».

L’interdiction de la publicité des produits pharmaceutiques [^4] auprès du grand public constitue un garde-fou contre les excès : « La publicité n’est pas informative, rappelle l’UFC-Que choisir. Au contraire, les espoirs des malades associés à la survalorisation du message sont constitutifs de risque de mésusage. » Cependant, elle est autorisée pour les médicaments déremboursés. C’est dans cette brèche que le rapport sur l’automédication, remis au ministre de la Santé début janvier, s’engouffre, en contournant la loi. Au grand désarroi des associations d’usagers et des professionnels de la santé. Jacques Mopin, de l’association de consommateurs UFC-Que choisir, qui participait à la réunion organisée au cabinet du ministre sur cette question, raconte : « C’était extraordinaire. Les représentants de l’industrie pharmaceutique ont été très clairs. Ils se sont plaints de faire trop d’efforts sur leurs tarifs pour la Sécurité sociale et ont réclamé qu’en contrepartie le ministre les aide sur le marché de l’automédication. » Le Collectif interassociatif sur la santé (Ciss), qui regroupe les associations d’usagers, a préféré « quitter le groupe de travail qui devait remettre le rapport. La façon dont était envisagée l’automédication n’était liée qu’à un objectif clairement mercantile » .

Le rejet, à l’unanimité, par les autorités de santé et par les acteurs de la société civile, du projet d’accompagnement thérapeutique des patients, ne laisse pas de doutes sur la connivence entre le gouvernement et les laboratoires. « Pour nous, c’est clairement des programmes publicitaires et un nouvel outil de marketing pour l’industrie pharmaceutique » , explique Philippe Foucras, du Collectif Europe médicament, qui réunit des associations de consommateurs et de professionnels de la santé. Pour comprendre pourquoi cette mesure constitue une formidable source de bénéfices pour les firmes, il faut rappeler que la recherche médicale se concentre aujourd’hui sur des traitements longs ou « à vie », comme c’est le cas pour le cholestérol ou le diabète. De l’aveu même des entreprises pharmaceutiques, il est six fois plus rentable de fidéliser un patient que d’en trouver un nouveau. Et ceci pour la simple et bonne raison que les firmes perdraient 30 milliards de dollars par an du fait des arrêts prématurés des traitements. Un contrôle à domicile de ces « mauvais patients » constitue donc une véritable mine d’or pour les industries du médicament.

« La stratégie très cohérente des entreprises pharmaceutiques se révèle à travers ces mesures. Ainsi que leur convergence d’intérêt avec un ministre confronté au trou de la Sécu » , résume Jacques Mopin. C’est d’ailleurs pour masquer cette convergence que Xavier Bertrand a tenté de brouiller les pistes en rejetant la responsabilité du projet de coaching privé sur l’Europe. Pourtant, rien n’obligeait le gouvernement à ajouter cette spécificité dans la transposition de la directive européenne sur le médicament. Le Parlement européen avait refusé par deux fois la mise en application de cette mesure.

Comme quoi, il n’y a pas que la publicité qui peut être mensongère. Le ministre de la Santé, porte-parole du candidat Sarkozy, devrait se souvenir de celle que l’on pouvait voir pendant les matchs de tennis aux États-Unis pour le médicament Vioxx, qui a fait plus de 30 000 morts.

[^2]: Les Entreprises du médicament (Leem) regroupent les firmes du secteur de l’industrie pharmaceutique en France.

[^3]: La Découverte, 2001.

[^4]: Article 51 22-1 et suivants du code de la santé.

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