Attention, cynisme !

Denis Sieffert  • 29 mars 2007 abonné·es

C’est un repas de famille, comme tant d’autres le dimanche : légèrement ennuyeux. À l’heure du fromage, quelqu’un se hasarde à aborder le sujet. Sans passion. Rien à voir avec les empoignades immortalisées par Caran d’Ache à propos de l’affaire Dreyfus. Les assiettes ne voleront pas.

« Et vous, pour qui allez-vous voter ? ­ Eh bien, nous avons mûrement réfléchi et nous avons décidé ­ vous allez rire ! ­, mon mari et moi, de voter pour Ségolène Royal. » Silence et stupeur autour de la table.

« Vous voilà de gauche à présent ! Vous qui avez voté comme un seul homme ou comme une seule femme Giscard en 1974 et en 1981, Chirac en 1988, Balladur en 1995, et Chirac plutôt deux fois qu’une en 2002. Vous voilà socialistes ! ­

Oui, enfin pas vraiment. Pour nous, il n’y a qu’un seul candidat valable, celui qui va rendre aux Français le goût d’entreprendre et remettre de l’ordre dans la maison : Sarkozy ! Mais nous redoutons un face-à-face au deuxième tour avec Bayrou. Tous les sondages le disent : cette baudruche centriste recueillerait les voix de gauche et laminerait notre candidat. Depuis que nous avons pris conscience du péril, nous nous efforçons de convaincre nos amis de voter intelligemment plutôt que de se laisser aller à leurs convictions. »

« C’est drôle , intervient une voix en bout de table, nous avons fait le même calcul. »

« Ah bon, vous voilà de droite, vous autres ! Vous qui avez débuté dans la vie citoyenne en votant Krivine en 1969. ­ De droite, pas vraiment ! Mais nous pensons qu’il n’y a rien de plus urgent que de faire barrage à ce facho de Sarko. ­ Et alors ? ­ Et alors, nous allons voter, ma femme et moi, Bayrou au premier tour, et encore Bayrou au deuxième tour. Celui-là au moins ne fera de mal à personne ! ­

Détrompez-vous, il est dangereux, ce fantôme du MRP ! En un rien de temps, il va conduire le pays à la ruine plus sûrement qu’un socialiste. Il est capable de nommer René Pleven à la Justice, et Edgar Faure à l’Intérieur ! »

Et voilà comment on évite une engueulade gauche-droite pour deviser sur les mérites controversés de François Bayrou. J’invente ? À peine ! Ces bribes de conversations entendues ici et là résultent le plus naturellement du monde de la folie des sondages. Car, contrairement à un préjugé assez répandu à gauche de la gauche, les sondages sont plutôt bien faits. Ils reflètent fidèlement un état de l’opinion. Certes, ils n’ont aucune valeur prédictive, mais ils ne mentent pas, sauf dans cette marge d’erreur minime qu’ils avouent eux-mêmes. Le crime des sondeurs n’est pas commis en amont, il ne résulte d’aucun truquage ni d’aucune manipulation. Il est commis en aval, quand les chiffres se diffusent comme un venin dans la société. Quand tout un chacun devient politologue, concocte des stratégies byzantines, et finit par biaiser avec ses propres opinions.

Le cas Bayrou est évidemment le plus éloquent. C’est un pur produit des sondages. Il investit les tactiques fines des uns et des autres. C’est une sorte de signifiant flottant, comme diraient les linguistes. Une bulle spéculative qui peut continuer de gonfler, comme elle peut éclater à tout instant. Le candidat de l’UDF ne dispose que d’une faible base sociale, sans rapport avec les scores que lui prêtent les sondages. La différence, ce sont ces « votes tactiques » qui peuvent disparaître au premier signe de recul.

Mais les sondages ont d’autres effets sur cette campagne. S’ils conditionnent les électeurs, ils transforment aussi le comportement des candidats. L’invasion de méthodes de marketing en politique amène Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy à agir en commerciaux. Ils couvrent des segments de marché. C’est la technique « pas un jour sans un truc ». La dernière preuve en date est cette ridicule exaltation du patriotisme tricolore par Ségolène Royal. La VIe République n’a pas encore une semaine d’âge qu’elle est déjà un produit périmé. On n’en parle plus. Ils’agit aujourd’hui de brandir des drapeaux bleu-blanc-rouge aux fenêtres. La candidate socialiste dispute l’électorat populaire à Nicolas Sarkozy, qui le dispute à Le Pen. Mais quel « électorat populaire » ? Nous savons bien qu’il y a une partie au moins de cet électorat, issue de l’immigration, qui n’est pas forcément très à l’aise avec les symboles de notre histoire. Ce n’est jamais le drapeau ni « la Marseillaise » qui posent problème, c’est leur affichage ostensible (tiens, « ostensible », ça ne vous rappelle rien ?). C’est tout ce que cette affirmation peut avoir d’agressif. Comme si on ne pouvait pas vivre sereinement notre identité, et en accepter le caractère composite ! Comme si on avait renoncé à reconquérir tous les électorats populaires avec de vraies mesures sociales qui vont les unir, plutôt qu’avec des symboles qui vont les diviser. À faire de la politique comme on fait de la publicité, on finit par devenir cynique.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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