Derrière le « vote utile»

Denis Sieffert  • 1 mars 2007 abonné·es

Pétition après pétition, voilà maintenant que des intellectuels de gauche ­ des amis parfois ­ nous invitent à voter « utile » dès le premier tour de la présidentielle [^2]. C’est ce qu’on appelle le « syndrome » d’avril 2002. Comme pour nous faire avaler l’idée d’un sacrifice à consentir devant un péril historique. La question est de savoir si le remède suggéré n’est pas pire que le mal. De quoi s’agit-il ? Il y a cinq ans, la France avait été privée de deuxième tour, puisque au soir du premier, il n’y avait plus d’autre choix que de voter en faveur du candidat de la droite pour faire barrage à celui de la droite extrême. Ou, à la rigueur, s’abstenir. Mais, au nom de ce souvenir pas vraiment glorieux, voilà qu’on nous fait aujourd’hui l’article pour une autre présidentielle, tout aussi démocratiquement bancale. Pour être sûr de parvenir à la confrontation voulue entre la candidate socialiste et le candidat de l’UMP, on nous propose à peu de chose près de neutraliser le premier tour. Et « proposer » est faible. Il s’agit bien plutôt de nous contraindre. Nous nous sommes déjà élevés la semaine dernière contre le scandale des parrainages verrouillés. C’est peu dire que les choses ne s’arrangent pas. Imaginons une présidentielle dans laquelle les électeurs de gauche auraient le choix au premier tour entre une candidate socialiste, donnée par les sondages entre 25 et 30%, et une communiste, qui oscille entre 1 et 2%. Pas de Besancenot, pas de Bové, pas de Voynet… Nous ne sommes pas dans la politique-fiction, mais dans l’accomplissement extrême du dessein des stratèges de la rue de Solferino.

L’argument est connu. C’est celui du vote utile. Mais utile à quoi ? À faire barrage à Nicolas Sarkozy ? Est-ce bien sûr ? Certes, l’homme est dangereux. Il incarne ­ nous avons, je crois, été les premiers à le définir comme tel ­ un néoconservatisme qui constituerait une sorte de filiale du courant de George W. Bush. Mais l’argument du « vote utile » est un piège sans fond, et une trentaine de hauts fonctionnaires, qui se disent socialistes, viennent de le retourner contre ceux qui l’instrumentalisent. Et du point de vue d’une logique formelle, ils n’ont pas tort. Ils appellent à voter au premier tour pour François Bayrou, lequel ­ si l’on en croit les sondages ­ battrait à tous les coups Nicolas Sarkozy. Ce qui est loin d’être le cas de Ségolène Royal. Sourions au passage du pseudonyme collectif que se sont donné ces hauts fonctionnaires : « Spartacus ». Voilà le symbole de toutes les révoltes, le héros de toutes les insoumissions qui rejoint la cohorte du centriste libéral Bayrou. C’est Auguste Blanqui adhérant à l’UDF ! Faut-il que nous soyons dans un doux délire ? Mais laissons de côté l’hypothèse Bayrou, humaniste sans doute, mais atlantiste lui aussi et ultralibéral assurément. Nous n’avons fait ce détour par l’héritier de Jean Monnet que pour souligner l’absurdité de cette stratégie dite du « vote utile ». Et pour rappeler qu’il n’y a décidément pas d’autre voie en démocratie que de convaincre. La grande misère du parti socialiste est de n’avoir tiré aucun enseignement du 21 avril 2002. Sinon de considérer que la faute en revient aux autres. De ne s’être jamais interrogé sur lui-même. Ni sur le résultat du référendum européen du 29 mai 2005. Ni sur ses glissements libéraux successifs. Et d’avoir éludé cette question fondamentale : pourquoi ne parvient-on pas à convaincre ?

Cette fois-ci, le paradoxe serait, en prétendant faire barrage au clone français de George W. Bush, de promouvoir un système à l’américaine. C’est pourtant à quoi conduit le discours du vote utile. Car il ne peut s’agir d’une simple tactique. D’un mauvais moment à passer. Il n’y a aucune raison pour que ces arguties ne resservent pas dans cinq ans, puis dans dix ans. C’est donc bien d’un changement de paysage politique dont il s’agit. Une élection présidentielle à un seul tour qui tournerait à la confrontation répétée de deux grands partis qui, au-delà de différences certes jamais négligeables, s’accorderaient sur le même postulat libéral.

Mais un changement silencieux, inavoué, rampant, qui condamne plus de la moitié de l’opinion à n’être plus représentée. Cette conséquence est suffisamment grave pour que l’on n’abuse pas de l’argument du vote utile. D’autant que l’on voit bien ici qu’il s’agit moins de faire barrage à Sarkozy qu’à Bayrou. Celui-ci justifie-t-il, par la crainte qu’il fait monter, que l’on liquide toute forme de représentation politique de la gauche antilibérale ? Le « péril Bayrou » vaut-il ce chambardement que l’on nous fait passer en contrebande ? Pour finir, le raisonnement du vote utile pourrait bien aboutir à éloigner des urnes une part importante de la gauche, sans empêcher Sarkozy de l’emporter. Ce qui serait un comble.

[^2]: Sa publication était prévue dans le Nouvel Obs de ce jeudi.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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