Keny Arkana : « Il faut arrêter d’attendre »

À 24 ans, Keny Arkana est l’une des rares voix féminines à avoir su conquérir le milieu du hip-hop français. Elle exprime ici son refus d’une société mondialisée.

(Retrouvez les extraits sonores de l’interview de Keny Arkana sur www.pour-politis.org)

Denis Sieffert  et  Clotilde Monteiro  • 8 mars 2007 abonné·es

Te sens-tu proche des luttes féministes ?

Keny Arkana : Je ne me suis pas encore intéressée au mouvement féministe. Je défends mes frères et mes soeurs de la même façon. J’ai grandi sans père ni grand frère, je n’ai donc pas ressenti les méfaits du patriarcat.

Et dans le milieu du rap, tu n’as pas ressenti de machisme ?

Quand j’ai commencé à monter sur scène, à Marseille, j’avais 15 ans. Même si j’étais la seule fille, je me suis jamais sentie brimée. J’étais plutôt considérée comme la petite soeur qu’on encourage. Je me sentais très protégée. Je me suis retrouvée dans la rue très jeune, et là aussi j’étais la seule fille. Le milieu du rap est gentil par rapport à la rue ! Il n’y a pas de voyous dans le rap. Je pense qu’on y rencontre moins de machistes que dans le monde de l’entreprise. Et puis, si l’on sait rapper, que l’on soit blanc, noir, fille ou garçon, on est respecté. Si on ne sait pas, on se prend des cailloux. L’art n’a pas de sexe.

Ton album [^2] a été comparé à un uppercut par la critique. Ta chanson « Nettoyage au Kärcher » est particulièrement violente vis-à-vis de Nicolas Sarkozy et de l’actuel gouvernement.

J’ai aussi écrit des textes très humanistes. Mon album est « entre ciment et belle étoile », comme l’indique son titre. « Nettoyage au Kärcher », je l’ai écrite avec le sourire. Quand Sarkozy a prononcé cette phrase, j’ai eu envie de la lui renvoyer à la figure. Allons-y, allons nettoyer au Kärcher ! Mais où sont les racailles ? Allons nettoyer l’Élysée !

Est-ce que les femmes peuvent faire mieux que les hommes en politique ?

Je ne vois pas de différence entre une femme et un homme politique. Pour moi, il y a ceux qui sont intègres, et les autres. Ségolène Royal, c’est quand la gauche passe à droite. Elle veut mettre des militaires dans les foyers. Pour moi, les socialistes, ce n’est pas la gauche. De toute façon, je ne crois plus au changement institutionnel. Mais, par principe, je vote depuis que j’ai 18ans, même si ça sert à rien. C’est bien connu : si le droit de vote avait le pouvoir de changer les choses, il serait interdit. Je pense aussi que voter, comme on dit, c’est lécher le fouet de son maître. Je vote avec l’envie de le lui arracher et de le balayer avec !

Et la candidature de José Bové, qu’en penses-tu ?

L’engagement altermondialiste de José Bové me parle, car c’est lui qui représente Via Campesina aujourd’hui dans le monde, et qu’il a d’importants mouvements sociaux derrière lui. Mais même un « alterprésident » n’aura pas le pouvoir de changer les choses : soit il se prendra une balle, soit il se fera corrompre. Je ne crois plus au pouvoir national. On vit dans un univers mondialisé régi par l’OMC.

Comment peut-on agir en tant que citoyen, selon toi ?

Je crois à un changement par le bas. Je ne crois pas qu’on nique le système par la révolution ou en essayant de s’y introduire pour le modifier. Mais on peut arriver à le détruire en essayant de construire à côté de lui, en créant des poches de résistance et des réseaux. Si demain, on parvient à s’organiser sans le système, il sera vidé de sa substance et s’effondrera de lui-même. Parce que sans nous, il n’est rien. Il y a beaucoup plus à construire dans la profondeur que dans la hauteur. L’Argentine en est un bon exemple. Au moment de la banqueroute, le peuple a récupéré ses usines et s’est mis à fonctionner en autogestion. C’est ce que prônait le Che, et, finalement, ça s’est fait tout seul en Argentine. Malheureusement, il faut pour l’instant des situations extrêmes comme celle-ci pour que l’autogestion se mette en place. C’est dans le pire qu’on révèle le meilleur.Ce serait bien qu’on n’attende pas que le pire arrive en France pour réagir. D’autant qu’il y a une partie de la population pour qui le pire est déjà là.

Quel regard portes-tu sur la France d’aujourd’hui ?

En cinq ans, avec le nombre de lois, d’ordonnances et de décrets qui ont été votés, on a vu la société changer à vue d’oeil. Les expulsions de sans-papiers, les expulsions des populations des centre-villes, la répression, etc. Les murs se resserrent de plus en plus. Ce serait bien qu’on s’organise avant qu’on ne puisse plus bouger et qu’on soit écrasés.

Est-ce que tu souscris aux actions d’associations comme Droit au logement ou les Enfants de Don Quichotte ?

Bien-sûr ! Mais je pense vraiment qu’il faut d’abord unir les luttes et favoriser l’autogestion. Il faut que les réseaux paysans se connectent aux populations des quartiers, et que les gens se réapproprient leur quartier et commencent à s’organiser et à construire ensemble au lieu d’attendre que la solution vienne d’en haut. Il faut arrêter d’attendre ! Dans ma ville, Marseille, on essaie de mettre en place un système d’assemblée populaire pour lutter contre les expulsions dans les quartiers les plus démunis du centre. La spéculation immobilière est en train de nous coloniser, on ne peut pas laisser faire !

Quelles sont les actions menées par ton collectif, La Rage du peuple ?

J’essaye d’animer un réseau d’activistes. Ce collectif essaie, sans prétention, d’ouvrir un espace de discussion pour faire émerger des idées concrètes d’auto-organisation. C’est un appel à toutes les bonnes volontés. On est en train d’organiser une tournée de forums « appel aux sans-voix » un peu partout en France. Le site du réseau [^3] rendra compte des débats et mettra les idées à disposition de tous ceux que ça intéresse, pour qu’ils s’impliquer à leur tour. Je me dis : « Je n’ai pas la solution, vous n’avez pas la solution, mais, ensemble, on a la solution. » En prêchant par l’exemple, on démontrera que c’est possible. Arturo, un zapatiste qui apparaît dans le documentaire vendu avec mon album, Un autre monde est possible va accompagner notre tournée . Il a une expérience de lutte spirituelle et a participé à la lutte d’Oaxaca au Mexique. Chacun s’exprime au service de la cause, et non de son nombril.

En quoi l’Amérique du Sud t’intéresse-t-elle politiquement ?

C’est le continent de la révolution : la révolution bolivarienne, le zapatisme, le mouvement des piqueteros en Argentine. Presque tous les pays d’Amérique du Sud ont fait l’expérience d’un gouvernement qui attaque son peuple et qui voit se lever, spontanément, une armée populaire. Là-bas, le guérillero est considéré comme l’homme le plus noble de l’humanité parce qu’il voue sa vie à la lutte pour la liberté et la justice. On n’est pas dans une logique de lutte des classes à l’occidentale, avec les ouvriers contre les patrons. Il y a une dimension spirituelle. C’est la lutte pour la délivrance de l’homme. L’être humain est au centre de la politique.

Es-tu croyante ?

Je suis une croyante sans religion. Je crois en la grandeur de la vie, mais je ne crois pas au dogme. Pour moi, la foi est quelque chose de libérateur. On a tous une révolution spirituelle à faire. La première lutte est en nous, car le système que l’on veut combattre est en nous. La révolution commence par soi-même pour éliminer ce désir de pouvoir et de confort individualiste.

Quelle est la source de ton engagement ?

J’ai toujours été anti-système. Enfant des foyers, j’ai compris très jeune l’hypocrisie du système. J’ai l’impression d’avoir toujours été en quête de l’ennemi caché, à la recherche d’une certaine vérité, que ce soit par la voie spirituelle ou politique.

Tu n’as jamais été tentée de t’engager à la LCR, par exemple ?

C’est bon ! On sait très bien que le mode de fonctionnement de ces organisations est pyramidal, malgré ce qu’on veut nous faire croire. Dès qu’il y a une frustration, on crée un espace où les gens peuvent s’engouffrer pour crier leur colère. C’est stérile ! Si ces espaces n’existaient pas, la frustration entraînerait l’alternative.

Te sens-tu proche de la mouvance altermondialiste ?

Je me sens alter de l’altermondialisme. Je suis pour une autre organisation mondiale, mais je n’adhère pas aux discours de ceux qui ont déjà leur disquette de solutions dans la tête. Ça ne m’empêche pas d’aller aux forums sociaux, même s’ils me fatiguent ! À chaque fois, c’est le scandale. Cette année, les Kenyans n’y avaient pas accès. À Porto Alegre, c’étaient les Indiens du Brésil, les vrais oubliés de ce pays, qui avaient dû manifester pour se faire entendre ! Les inégalités perdurent. Il y a toujours ces gens de gauche qui sont derrière. Ils se font plaisir parce que ce sont eux qui ont le pouvoir et la parole.

[^2]: Entre ciment et belle étoile, Because Music.

[^3]: La tournée commence le 7 mars à Grenoble.

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