La voie de son maître

Le premier film du cinéaste catalan Albert Serra, « Honor de cavalleria », est une singulière évocation du Quichotte de Cervantès.

Christophe Kantcheff  • 15 mars 2007 abonné·es

Deux personnages, accompagnés d’un cheval et d’un âne, errent dans des paysages de nature, sans y rencontrer âme humaine. L’un est vieux, sec, plutôt nerveux, porte un haut d’armure et une épée. L’autre, jeune, très enveloppé, avec sur le dos une tunique d’un tissu grossier, est l’écuyer du premier. Ils se nomment Don Quichotte et Sancho.

Honor de cavalleria , une adaptation cinématographique du célébrissime roman de Cervantès ? Non pas. Plus exactement : une évocation, ou le fruit d’un rêve à partir du Quichotte, ou encore une interprétation très personnelle, signée Albert Serra. Mais peut-être, et avant tout, un jeu sur les représentations communes du Quichotte et de Sancho Panza. Ces deux-là, qu’on imagine embarqués dans des aventures rocambolesques et ne cessant de discourir, passent ici leur temps à marcher ou à se reposer, avares de paroles (qu’ils prononcent non pas en espagnol mais en catalan). Honor de Cavalleria révèle un aspect de l’histoire du « Chevalier à la triste figure » et de son fidèle second que Cervantès n’a pas mis en valeur : sa dimension contemplative.

Les deux personnages suivent donc leur chemin dans une nature méditerranéenne dont les éléments sont extrêmement présents, à l’image comme sur la bande son (le vent, les insectes…). Les événements étant ténus, le moindre regard, le plus petit geste, un seul mot focalisent l’attention du spectateur. Quand, écrasés par la chaleur, don Quichotte et Sancho se baignent dans la fraîcheur d’un cours d’eau, avant de casser des noix pour s’en délecter, la matérialité des choses et la substance des corps s’imposent, au plus fort du naturalisme. Mais, dans le même temps, le Quichotte évoque pour Sancho le souvenir d’un « Âge d’or » dénué de toute violence. Dès lors, la scène, presque paradisiaque, résonne aussi comme une métaphore. Où l’on retrouve, imperceptiblement, l’idéalisme du cavalier de la Manche.

Tout le talent d’Albert Serra est de réussir à maintenir ainsi son film entre prosaïsme et abstraction. Voir dans le paysage où se déroule l’« errance » du Quichotte et de Sancho un autre territoire, intérieur celui-là, n’est certainement pas interdit. Mais, à la différence de l’énigmatique Gerry , de Gus Van Sant, auquel Honor de cavalleria peut faire songer, le Quichotte et Sancho ne se perdent pas. Au contraire, ils semblent savoir où ils vont. On ne sait au gré de quelle fantaisie, mais ils avancent. La « voie » à suivre est d’ailleurs un sujet qui gagne progressivement en importance.

Parce qu’il sent sa fin approcher, Don Quichotte, qui s’était donné pour mission d’éclairer la voie de son serviteur, finit par souhaiter que Sancho poursuive dans la même direction que lui. Il voit en Sancho un « frère » , un « ami » , enfin, « un successeur » . L’ombre de la mort s’étend, par conséquent la perspective de leur séparation, alors qu’ils sont devenus inséparables. C’est une autre dimension du roman de Cervantès que met en exergue Honor de cavalleria : l’ultime transmission du plus vieux vers le plus jeune. Quelques notes de guitare, soudain, teintent le film de mélancolie. Et l’émotion se déploie.

Culture
Temps de lecture : 3 minutes