Le président des paysans

Bernard Langlois  • 8 mars 2007 abonné·es

Le Salon de l’agriculture, point de passage obligé pour nos politiques, plus encore cette année. Les Français des villes gardent un brin de nostalgie pour la vie saine (ou supposée telle) des champs et des bois… Et la clientèle paysanne est toujours un enjeu à ne pas négliger. On sait qu’à ce rite, qui consiste pour quelques grands bourgeois généralement énarques à venir flatter le cul des vaches en engouffrant de stand en stand maintes cochonnailles et autres produits du terroir, l’homme qui réside (encore) à l’Élysée est imbattable ; et jouit dans cette catégorie socioprofessionnelle des travailleurs de la terre d’une réputation inégalée. Normal : il a toujours su, à Paris comme à Bruxelles, défendre bec et ongles ses intérêts.

Le paysan vénère Chirac. Mais quel paysan a vraiment bénéficié de sa paternelle sollicitude ? Et quelle agriculture a-t-il défendue ?

On touche là à une des plus belles escroqueries politiques du Président sortant et de ses affidés : avec la complicité pérenne des dirigeants d’un syndicalisme inféodé, avoir réussi à faire croire depuis quarante ans au monde rural qu’il est son meilleur défenseur ; alors que la politique constamment appliquée a consisté, sous couvert de « modernisation » , de « performance » , d’ « excellence » , à favoriser les gros producteurs, les industriels de l’agroalimentaire, au détriment d’une petite paysannerie familiale vouée à l’extinction progressive : on se suicide beaucoup dans nos campagnes laissées à l’abandon. Des hommes simples, attachés à leur lopin, à leur métier, étranglés par le crédit, tourneboulés par des cours erratiques et des réglementations obscures sur lesquels ils n’ont aucune prise, saignés à blanc par la grande distribution, tenus à la gorge par les firmes semencières, les marchands d’aliments pour bétail et de produits phytosanitaires, les maquignons ; qui plus est, soumis à la dégradation constante des conditions de leur vie sociale : fermeture d’écoles, de postes, de commerces… Le quotidien misérable, l’avenir bouché, la mort programmée. Et le talent des « gros », de ceux qui prospèrent, de ceux qui achètent rubis sur l’ongle ces merveilleuses machines si performantes qu’on nous fait admirer ces jours-ci au journal télévisé, pour exploiter la colère légitime des « petits », souffler sur les braises de leur révolte et s’en servir comme masse de manoeuvre pour monter à l’assaut des préfectures, saccager de-ci de-là quelques supermarchés, barrer des routes et exiger toujours plus de primes qui, pour l’essentiel, iront dans leurs poches, en abandonnant les miettes à leurs petits soldats… Merci qui ?

Oui, vraiment, merci Chirac, Président des paysans !

De Charybde en Scylla

Vous pensez bien que les choses ne vont pas s’arranger avec Sarkozy, si, par malheur, il parvient à ses fins.

C’est à son tour, ce jeudi, de venir faire sa cour au monde rural, où il tâchera de mettre ses petits pieds dans les grands pas de Chirac. L’aisance en moins peut-être, et l’estomac moins performant, sûrement ; mais avec plus encore, si c’est possible, de démagogie : il en a à revendre. Candidat du Medef et de la FNSEA associés dans le même rêve néolibéral, faudra pas compter sur lui pour renverser le cours d’une agriculture intensive qui non seulement écrase la petite paysannerie, saccage le tissu rural, défigure nos campagnes, mais en plus pollue rivières et nappes phréatiques, gaspille les réserves d’eau et empoisonne le contenu de nos assiettes. De Chirac-Charybde à Sarkozy-Scylla ?

On comprend que Bové, défenseur d’une agriculture décente, ait choisi de bouder le Salon, cette prétendue « fête » du monde rural pour les jobards.

Carton rouge

Glissons sur l’affaire Airbus, abondamment traitée par ailleurs (les carnets de commande sont pleins à ras bord, l’entreprise n’arrive plus à fournir, donc il faut supprimer 10 000 emplois, cherchez l’erreur !), et continuons à nous intéresser à M. Sarkozy.

­ Pour noter d’abord que l’enquête du Canard sur ses bonheurs immobiliers n’est reprise par la confrérie qu’avec des pincettes (à part Libé , qui a bien fait son boulot en rebondissant sur le grand flou de ses déclarations fiscales). Paraît même que TF 1 (la chaîne du parrain de ses fils) n’en a pas soufflé mot. Il me semble qu’on fut plus disert, en d’autres temps, sur l’appartement du pauvre Bérégovoy ; ou si je me trompe ?

­ Pour souligner ensuite le (très) léger décalage entre ses déclarations sur la politique étrangère (Chirac impeccable, on a bien fait de ne pas se fourrer avec les Ricains dans le merdier irakien, etc.) et sa prestation d’il y a quelques semaines chez Dubbleyou, lorsqu’il est allé lui lécher la babush [^2] et fustiger « l’arrogance française » . Là encore, il semble que l’on ne lui tienne pas trop rigueur de ses spectaculaires tête-à-queue ; ou ai-je mal compris ?

­ Pour attirer votre attention, encore, sur la prestation dudit ministre-candidat récemment dans une émission de RMC (vous seriez excusable de n’en avoir pas entendu parler, tant, sur ce point aussi, la presse fait preuve d’une discrétion de violette) ; ne pas savoir répondre à une question aussi élémentaire que : « Al-Qaïda, sunnite ou chiite ? » , s’en tirer par des tergiversations du genre : « C’est plus compliqué que ça » , pour finir par confondre les deux grandes familles concurrentes de l’islam avec des « ethnies » , voilà qui peut être pardonnable pour le pékin moyen ; mais pour un ministre de l’Intérieur en exercice et candidat à la charge suprême, carton rouge [^3] ! Que sont les boulettes de Mme Royal, dont on se gausse tant, au regard d’une bourde de ce calibre ?

Oui, définitivement : tout sauf Sarko ! Et je persiste : Bové au premier tour [^4], s’il a ses signatures (reste une semaine pour la collecte). Sinon, vote blanc ; et Ségolène au second.

Docteur justice

Le docteur Christian Lehmann raconte comment, dans sa jeunesse, alors qu’il attaquait ses études de médecine, il fut secoué par les révélations sur les crimes des Khmers rouges. Frappé au coeur, notamment, par la représentation qu’il se faisait de ces longs cortèges que les hommes de Pol Pot poussaient hors des villes pour les régénérer dans les saines pratiques des travaux champêtres.

« J’ai imaginé , écrit-il, ces colonnes de déplacés terrorisés, et je me suis posé des questions qui ne semblaient pas, alors, effleurer l’esprit des commentateurs avisés : le vieillard fatigué, le dialysé, l’opéré récent, la femme enceinte, l’enfant handicapé… Combien de temps leurs cornacs accepteront-ils qu’ils ralentissent toute la colonne ? » Eh bien, pour lui, c’est ça le néolibéralisme ; notamment appliqué à la médecine, le terrain de son combat quotidien : dans le domaine de la santé, « la doctrine néolibérale, comme toute idéologie déconnectée du réel, s’exerce d’abord sur les plus faibles. Ceux qui ralentissent la colonne en marche vers des lendemains qui chantent pour l’actionnaire ». Démonstration implacable sur près de 300 pages. Tout y passe : les manoeuvres politiques et syndicales, les mensonges des ministres (le pompon à Douste-Bla-Bla) et la langue de bois de leurs conseillers, les pressions des labos ( « Big Pharma » ) et des compagnies d’assurance : ce sont eux, les Fossoyeurs
[^5] ; et, en face, la morgue des spécialistes (qui n’en ont jamais assez), le désarroi des généralistes (en passe de devenir une denrée rare, tant on les exténue et les démotive), la réforme des hôpitaux, qui deviennent des entreprises comme les autres, où « la sélection des patients [se fera de plus en plus] en fonction de la rentabilité de leur pathologie ». Sans oublier les chantres ordinaires du « capitalisme patrimonial » dans nos journaux et sur nos ondes.

Sujet ardu, complexe. Mais, vous savez quoi ? Ça se lit comme un polar. C’est que notre « docteur Justice », comme l’a surnommé son éditeur, est aussi un écrivain. Bourré de talent.

[^2]: Les Israéliens, les veinards, vont pouvoir lécher autre chose à Sarko : le… dos, puisque la poste de cet État, qui sait distinguer ses vrais amis, vient de sortir un timbre à son effigie ! J’en connais qui vont faire le voyage rien que pour poster leur courrier.

[^3]: À visionner sur le site de la station. Mort de rire !

[^4]: Pour illustrer avec quel mépris cette candidature est traitée par nos zélites, ce petit film vidéo, à voir absolument : .

[^5]: Les Fossoyeurs, notre santé les intéresse, Christian Lehmann, Privé, 270 p., 18 euros.

Edito Bernard Langlois
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