Les Témoins d’André Téchiné : gagnés par la fièvre

Sur les débuts du sida en France, André Téchiné ne signe pas un film choc mais une œuvre fiévreuse où des individus doivent accepter, progressivement, l’arrivée du virus. Et les bouleversements qu’il entraîne.

Ingrid Merckx  • 8 mars 2007 abonné·es

C’est une histoire connue. On aurait bien voulu que ce ne soit pas le cas. D’ailleurs, on tarde à la reconnaître. Il faudrait presque ne rien savoir. Mais la bande-annonce le dit déjà : les Témoins, d’André Téchiné, raconte les débuts de l’épidémie de sida en France. C’est un film daté : 1984. Mais dans le bon sens, car le cinéaste se replace à l’époque sans y porter le regard d’aujourd’hui, sans verrouiller non plus les frontières temporelles. Les jeux d’échos avec les années 2000 ne sont pas rares. C’est un film à sujet où le sujet ne vient pas tout de suite. Il y a deux périodes. L’été et l’hiver. Les beaux jours et la guerre. Puis un bref épilogue. Curieusement, les personnages s’épanouissent mieux dans la deuxième partie, quand ils endossent leurs costumes, quand ils se mettent à affirmer des identités désormais trop fortes pour être englouties par l’histoire. Il y a Mehdi, flic pas bavard (Sami Bouajila), et sa femme Sarah (Emmanuelle Béart), écrivain fantasque qui n’assume ni l’écriture ni sa récente maternité. Elle est amie avec Adrien (Michel Blanc), médecin homosexuel qui leur présente le jeune homme dont il est épris, Manu (Johan Libéreau).

Virtuose de l’intime, Téchiné ne parvient pas immédiatement à trouver le bon ton entre ses personnages. Quelque chose ne passe pas entre Mehdi et Sarah. Un léger malaise, un sentiment d’incompatibilité qui contraste avec ce qu’Adrien et Manu tentent d’installer, l’un sur le mode tourmenté, l’autre plus lumineux. L’attention se décentre sur deux personnages secondaires : Julie (Julie Depardieu), la soeur de Manu, qui débute comme chanteuse lyrique. Et Sandra (Constance Dollé), la prostituée, épatante quand elle se déhanche sur Marcia Baila des Rita Mitsouko. Le tube de l’époque.

Et puis le film bascule. Le sida débarque. C’est l’Intrus. L’élément violemment perturbateur. On craint le pire : l’oeuvre à message, qui décuple la douleur pour marquer les esprits. Mais les Témoins n’est pas un film choc. André Téchiné ne sonne pas l’apparition du virus mais sa découverte progressive, comme on apprend à connaître un ennemi. Il retrace le passage à la prise de conscience, voire au combat, d’individus préalablement définis qui, d’une manière ou d’une autre, entrent en contact avec le sida. Le cinéaste signe une oeuvre fiévreuse, gagnée par la maladie, un mal pas encore bien connu qui grignote les gens et l’espace. Il y a ceux qu’il frappe : le malade et le médecin. Et ceux qu’il frôle : Mehdi et Sarah. Comment les touchent-il ? Comment les changent-il ? C’est là la colonne vertébrale du film . La fièvre glissant même sur l’image, accélérant parfois durant quelques secondes les mouvements à l’écran. On pense à un problème technique. Mais l’effet se répète, matérialisant sur la pellicule comme une brusque précipitation du rythme cardiaque. Un emballement des perceptions.

Il faut admettre l’absence de vision collective dans les Témoins, et même de conscience collective. Comme si le groupe était impossible, comme s’il était impossible de se penser en groupe. Michel Blanc, par exemple, qui interprète un fondateur d’Aides [^2], est presque toujours montré seul dans sa lutte. Gênante en regard du sujet, cette approche est plutôt cohérente avec le cinéma d’André Téchiné, qui s’intéresse quasi exclusivement aux parcours d’individus solitaires, même quand ils sont ensemble. Le problème, dans les Témoins , c’est la présence d’une narratrice. Lasse d’écrire des livres pour enfants, Sarah trouve, avec l’intrusion du sida dans son entourage, un sujet pour un premier roman. Une raison d’écrire. Son propre salut, en fait. Qu’elle décide de témoigner, alors qu’elle semble si peu concernée par les autres, a plus l’air d’un opportunisme que d’un souci humaniste et politique. Mais, plus ennuyeux, le film est émaillé de sa voix lisant, off, des extraits du roman qu’elle prépare. Et, de toute évidence, ce roman n’est pas bon. Sa lecture alourdit notablement un film pas toujours facile à prendre, où des répliques manquées succèdent à d’autres délicatement bouleversantes, où des scènes mineures doublent en puissance des moments-clés.

Les Témoins est un film ambivalent. Mais André Téchiné réussit à accomplir une fiction grand public sur un sujet grave, sans pousser le didactisme, l’émotionnel ou le mémoriel. Rien ne paraissant, finalement, pouvoir aussi bien éclairer la grande histoire qu’une petite qui l’incarne avec force. Et lui donne une identité, des visages.

[^2]: Fondée en 1984 par Daniel Defert, l’association Aides a été présidée de 1992 à 1998 par Arnaud Marty-Lavauzelle, psychiatre mort du sida le 12 février à Paris, à 61 ans. Il restera comme une personnalité marquante de la lutte contre cette maladie. Il disait : « On ne peut pas être dilettante. Ce sont nos vies qui sont en jeu. »

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