Persona non grata

Le sombre récit de jeunes clandestins qui cherchent en Europe refuge et travail.

Jean-Claude Renard  • 15 mars 2007 abonné·es

On se souvient de ces premières lignes de Voyage au bout de la nuit , déclamées par Bardamu à son compagnon, Arthur Ganate, carabin comme lui. « Un grand ramassis de miteux […] *, chassieux, puceux, transis, qui ont échoué ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du monde. »* Les lignes de Louis Ferdinand Céline pourraient très bien légender ce film de Bruno Ulmer. Le réalisateur a suivi une poignée de clandestins errant à travers l’Europe. Une galerie d’écorchés dans un continent qu’ils ont rêvé, et qui n’a rien d’un paradis. Roumains, Kurdes, Algériens et Marocains. De jeunes hommes sans papiers ni travail, dont l’existence relève chaque jour un peu plus de la survie. Squats, foyers ou bidonvilles, et racisme. Ça commence par la mendicité, puis le deal, le vol. Ça tombe dans la prostitution. Faute de mieux, faute de choix. Foin du quant-à-soi.

Pour quelques dizaines d’euros. À Paris, à Marseille, à Calais, à Turin ou à Amsterdam. Et ailleurs dans la vieille Europe. Un premier, kurde, sans permis de séjour, sans argent, déambule en prospère et pimpante Allemagne. Il a marné pour trente euros par mois, pour des boulots de raccroc, logé dans ce qui ressemblerait à une étable. Avant de céder aux avances sexuelles d’un bourgeois bien établi dans sa maison. Un autre, encore adolescent, est arrivé du Maroc en Andalousie (à 1 000 euros le prix du passage). Ses compagnons d’infortune lui donnent les clés de la seule solution : entrer dans les toilettes de la gare du coin, se laisser accoster, demander trente euros pour une passe. Pour l’heure, il rechigne encore à l’humiliation… Un troisième, turc, débarqué à Marseille, pour qui « vivre, c’est résister » , avant de monter jusqu’à Calais, espérer gagner l’Angleterre, puis un Algérien à Amsterdam… Conditions identiques, entrecoupées parfois de rencontres heureuses.

Brut, cru et sans concession. Avec une agile caméra, au plus près des corps, des visages, le réalisateur alpague les confessions intimes de ses «~personnages~», insérés dans un montage non moins âpre, abrupt et soigné, empruntant parfois à l’esthétique du clip. Livrant à l’écran un clandestin puis l’autre, revenant sur le premier, ou le troisième, le film invite à un itinéraire déroutant, désolé et désolant, dont les seules limites seraient les portraits-témoignages en noir et blanc des migrants (une crudité qui rappelle certains argentiques de Pasolini). Voix off, images saturées, musiques corrosives accompagnent ces déroutes ordinaires, l’effritement des identités d’hommes « forcés de risquer jusqu’à leur masculinité » , englués dans la souffrance, celle de devoir « faire la pute » pour exister encore un peu, croûter un peu aussi. Mais au bout de la passe, reste l’impasse. Au mieux, ça tourne en rond.

Toujours dans le cadre des 50 ans du traité de Rome, la semaine passée, Arte diffusait un aussi remarquable documentaire de Kim Flitcroft, Fucking Sheffield , brossant les tours et contours de quatre Anglais dans un marasme social bien contemporain. Sans rigoler dans les chaumières de la sinistre cité industrielle britannique. Welcome Europa ajoute un autre volet, une autre réalité au tableau. Charmante Europe.

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