Battisti embarrasse la gauche italienne

Dans un pays qui n’a pas fait l’examen de ses années de plomb, l’ancien activiste est considéré comme un terroriste. Ou une source d’ennuis.

Olivier Doubre  • 5 avril 2007 abonné·es

Dimanche 18 mars, la nouvelle tombe : Cesare Battisti, ex-activiste italien des années de plomb et auteur de romans policiers en France, où il était réfugié, vient d’être arrêté à Rio de Janeiro (Brésil) après plus de deux ans et demi de « cavale ». On sait l’embarras que cette interpellation a provoqué au Parti socialiste. Ségolène Royal et certains membres de la direction du parti ont refusé de soutenir Battisti. D’autres, comme Dominique Strauss-Kahn, ont demandé à ce qu’il ne soit pas extradé vers l’Italie, où il devrait purger une peine de vingt-deux ans de réclusion. En effet, la législation italienne ne prévoit pas de rejuger en sa présence une personne condamnée par contumace. D’après les médias français, les partis de gauche italiens ne comprennent pas le soutien d’une partie de leurs homologues français à celui qu’ils considèrent comme un « terroriste » ou un « délinquant » . Pourquoi Battisti ne reçoit-il quasiment aucun soutien dans son pays ?

Tout d’abord, parmi les anciens activistes des années 1970, Cesare Battisti est considéré comme un personnage mineur, voire périphérique. Le petit groupe dont il était membre, les Prolétaires armés pour le communisme (PAC), a surtout frappé des militants néofascistes, des policiers ou des commerçants prônant l’autodéfense, et ses actes étaient souvent à la frontière entre violence politique et délinquance. Cela suffit à se rendre peu recommandable.

Surtout, la nouvelle de l’arrestation de Battisti au Brésil est survenue à un bien mauvais moment. En effet, le gouvernement Prodi (centre-gauche), qui compte pour la première fois des ministres de Rifondazione Comunista, subit depuis plusieurs semaines de vives attaques de la droite, précisément sur la question des anciens activistes des années de plomb. Plusieurs d’entre eux, libérés après avoir purgé leur peine, se sont réinsérés au sein ou dans des organisations proches de Rifondazione Comunista. Depuis la refondation du gouvernement Prodi, ils figurent dans l’entourage de certains ministres ou dans des commissions interministérielles. Or, la majorité actuelle, fruit d’une alliance très large depuis les démocrates-chrétiens jusqu’aux communistes de Rifondazione, est extrêmement fragile : elle n’a qu’une seule voix d’avance au Sénat. Pire, sur certains sujets sensibles, des défections ne sont pas rares. Aussi, sur certains bancs de la gauche, la présence d’anciens activistes des années de plomb est également critiquée. Comme, par exemple, celle de la veuve de Sergio D’Antona, conseiller d’un ministre de centre-gauche, assassiné en 1999 par les Nouvelles Brigades rouges, qui est députée (Démocrates de gauche). L’héritage des années 1970 étant déjà source de profondes divisions dans la (courte) majorité de la gauche italienne, le rebondissement de l’affaire Battisti ne pouvait qu’embarrasser celle-ci. D’où le silence gêné…

Depuis la fin des années 1970, la question des anciens activistes n’a cessé d’empoisonner la vie politique italienne. L’Italie ne s’est en effet jamais retournée sur ses années de plomb en votant une amnistie, comme le font généralement les États pour apaiser les affrontements passés. C’est d’ailleurs sans doute pour cela que la violence politique réapparaît régulièrement autour de petits groupes clandestins qui continuent à se former et dont les membres, souvent jeunes, se voient en continuateurs d’une lutte jamais close. La discussion sur cette époque troublée connaît donc des rebondissements fréquents qui rejoignent l’actualité.

Il y a quelques jours, le président de la Chambre des députés et leader de Rifondazione, Fausto Bertinotti, se demandait pourquoi une telle culture de violence politique pouvait encore fasciner certains jeunes en 2007… Mais la gauche parlementaire a aussi sa part de responsabilité à assumer : elle a toujours nié l’appartenance des activistes des années 1970 à « son album de famille » , selon l’expression de Rosanna Rossanda, fondatrice d’ Il Manifesto , quotidien d’extrême gauche créé en 1969. Dans un article publié il y a dix ans, le 2 août 1997, cette journaliste écrivait : « Il ne s’agit pas d’une histoire à solder avec les quelques protagonistes (plus très jeunes) de cette époque, mais d’une histoire que le pays doit régler avec lui-même. Cela n’a rien à voir avec la douleur des familles, privée et inconsolable, qui ne mérite pas d’être utilisée pour dissimuler l’incapacité générale à penser ce qui s’est réellement passé. […] Cela a à voir avec un État qui est faible au point de ne pas avoir une assez haute idée de lui-même pour se donner un profil historique et humain. La rude Allemagne y est bien parvenue. Pourquoi pas nous ? » Dix ans plus tard, le constat est le même. Battisti et les autres ex-activistes risquent encore la prison pour avoir participé à un pan de leur histoire nationale, vieux de plus de trente ans. Et qui attend d’être regardé en face.

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