Ceux qui comparent la santé à la téléphonie mobile…

Médecins généralistes et écrivains, Christian Lehmann
et Martin Winckler s’insurgent contre l’idée d’une franchise de l’assurance maladie, voulue par Nicolas Sarkozy : elle ferait exploser le principe de solidarité de la sécurité sociale.

Christian Lehmann  et  Martin Winckler  • 5 avril 2007
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« Responsabiliser les assurés »… Ce vieux dogme néolibéral tente de reporter la faute du déficit de la protection sociale sur des «~assurés infantiles au comportement irresponsable~» et des «~médecins complices~», alors qu’il résulte essentiellement du transfert de 12 % de la richesse nationale des revenus du travail au profit des revenus spéculatifs depuis vingt-cinq ans.

À la convention Santé de l’UMP, en juin 2006, Nicolas Sarkozy pose « la » question~: « Nous parlons d’assurance maladie… Y a-t-il une seule assurance sans franchise ? » Escamotant habilement le mot «~solidaire~», il traite la protection sociale comme une simple question d’assurance commerciale. Mais se garde d’avancer un chiffre. Car la franchise sur les remboursements modifierait profondément le système de protection sociale : un système de franchise « forfaitaire et acquittée chaque trimestre » aurait des effets dramatiques pour les patients aux revenus faibles, mais pas assez faibles pour en être dispensés. Certains d’entre eux amputeraient leur train de vie modeste pour pouvoir accéder aux soins. D’autres y renonceraient. Tous seraient fragilisés, et cette précarité dans ce domaine fondamental qu’est la santé les rendrait plus «~flexibles~» encore vis-à-vis du monde du travail.

La «~franchise~», ce n’est pas un mot lâché un peu vite dans un discours de campagne mais bien une constante (une des rares !) de la pensée politique de cet admirateur des «~néoconservateurs~» américains. Dès 2001, dans son livre Libre , Nicolas Sarkozy écrivait~: «~Je crois utile qu’un système de franchise soit mis en place comme pour tout processus d’assurance. Ainsi, les 500 premiers francs [76,22 euros] de dépenses de santé annuelles des assurés sociaux ne seraient pas remboursés, afin de responsabiliser ceux-ci .~»

Face à la croissance des dépenses de santé, aucun pays européen ne s’est lancé dans un dispositif semblable, connaissant l’importance de la médecine de premier recours en termes de santé publique et de prévention. Notons cependant que Nicolas Sarkozy se garde bien de porter atteinte aux intérêts des firmes pharmaceutiques : la franchise ne s’appliquera pas au médicament car «~ça pénalise celui qui est très malade~» . Pas de doute, la France conserverait sous Nicolas Sarkozy sa première place pour la consommation pharmaceutique.

«~Comment comprendre que le paiement d’une franchise soit insupportable dans le domaine de la santé, alors qu’une charge de plusieurs centaines d’euros par an pour la téléphonie mobile ou l’abonnement Internet ne pose pas de question ? » , pointe François Fillon, comparant sans vergogne la santé des malades à la téléphonie mobile, conformément au grand rêve de l’Organisation mondiale du commerce : «~Un peuple, un empire, un hypermarché~». En novembre 2006, présentant le projet de l’UMP, il précisait les détails du système envisagé : il s’agirait de remplacer « les forfaits mis en place ces dernières années » par une franchise annuelle de 50 à 100 euros, modulable.

Étrangement, face au panel venu récemment l’interroger sur TF 1, et devant 9 millions de téléspectateurs, Nicolas Sarkozy livre un tout autre chiffre~: sa franchise n’est plus de 100 euros mais… représenterait seulement «~les 5 ou 10 premiers euros de dépense de santé chaque année~» . Puis, dans un autre entretien, «~quelques centimes à quelques euros pour chaque acte~» .

C’est que, entre-temps, Xavier Bertrand, porte-parole du candidat qui cite Jaurès pour mieux masquer un programme à la Thatcher, a fait remonter à Nicolas Sarkozy une note détaillant les inconvénients socio-économiques de cette mesure. Avec ce système, le lien de solidarité se déliterait entre jeunes et moins jeunes, bien-portants et malades.Les premiers paieraient des cotisations sans bénéficier d’aucune prestation de la Sécurité sociale en retour~: quel meilleur moyen de fragiliser leur adhésion à l’assurance-maladie solidaire, et de les pousser vers les assurances privées, alors que les États-Unis prennent acte de la faillite de ce type de système~!

Depuis, Nicolas Sarkozy tente de minorer la franchise pour éviter un faux pas électoral. Reste que, depuis la réforme Douste-Blazy, les forfaits sur les soins se sont multipliés, augmentant la part à la charge de l’assuré. Remplacer ces forfaits par une franchise ne se conçoit que si celle-ci dépasse, et de loin, les «~quelques centimes à quelques euros pour chaque acte~» qu’avance maintenant Nicolas Sarkozy pour ne pas effrayer l’électeur. De même, il ne répète plus que, «~si les dépenses augmentent, et donc le déficit augmente, on pourrait alors augmenter le montant de la franchise~». Laquelle disparaît même récemment de la dernière mouture du programme du candidat Sarkozy.

Est-ce à dire, pour autant, que l’idée en a été abandonnée ? Non, si l’on en croit cette vidéo sur Dailymotion, tournée le 28 mars, lors d’une réunion-débat sur la santé à Suresnes : Philippe Juvin, professeur de médecine, maire UMP de La Garenne-Colombes, président de la commission santé de l’UMP, y revient, pour expliquer que le grand mérite de Sarkozy serait d’avoir créé le débat : « Au moins, cela a un avantage. Comme on en a parlé, et que c’est impopulaire, on pourra la faire quand on aura gagné. Et on ne pourra pas nous dire : « Vous nous prenez en traître… » »

Étonnante justification, qui ferait du vote éventuel pour Nicolas Sarkozy un plébiscite… pour une proposition de son programme si impopulaire qu’il la masque aujourd’hui~! Dans cette courte vidéo, Philippe Juvin parle de la nécessaire « reponsabilisation » des patients, qui seraient amenés à « participer » aux dépenses de santé… comme si les cotisations d’assurance-maladie n’existaient pas~! Saisissant un téléphone portable sur la table devant lui, il se livre à une explication de texte très proche de l’argumentaire de François Fillon. L’équation «~dépenses de téléphonie mobile = dépenses de santé~», surprenante dans la bouche d’un soignant, est à nouveau avancée, au nom d’un «~libre choix~» que seraient amenés à faire les Français. Eh oui, dans le monde selon Nicolas Sarkozy, on choisit d’avoir un enfant dialysé, de soigner ou non son cancer, d’avoir un accident au travail… Et on en assume les conséquences, en vrai néolibéral. Si on peut. Tant qu’on peut. À l’américaine. «~Et ça responsabilisera, vous verrez, vous verrez… Les abus, ça sera bien limité…~» , poursuit Philippe Juvin.

Philippe Douste-Blazy le disait dès 2004~: «~Qu’est-ce qui se passe quand il y a une franchise de 200 euros~? Eh bien, vous avez tout de suite des gens pour vous dire~: moi je vous les paie, les assureurs. C’est un système que je ne veux pas, en tout cas je ne resterai pas dans ce système politique si vraiment on perd le système de la protection sociale.~» Difficile de mieux cerner l’enjeu de la franchise Sarkozy…

Christian Lehmann a récemment publié les Fossoyeurs... Notre santé les intéresse, aux éditions Privé, et Martin Winckler, les Droits du patient, aux éditions Fleurus.
Temps de lecture : 6 minutes
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