Christian Jacquiau : « La démarche s’est dépolitisée »

L’économiste Christian Jacquiau s’interroge sur l’évolution
du commerce équitable en France, et notamment sur la récupération marchande de ce concept.

Thierry Brun  • 19 avril 2007 abonné·es

Une septième édition de la Quinzaine du commerce équitable est prévue du 27 avril au 13 mai. Comment l’auteur des « Coulisses du commerce équitable » [^2] analyse-t-il l’évolution de ce secteur en France ?

Christian Jacquiau : Par effet de ricochet, la médiatisation et les débats suscités par les pratiques de Max Havelaar et de ses partenaires attirent l’attention sur le commerce inéquitable dominant et sur les principaux acteurs de la mondialisation néolibérale : les multinationales et les trusts de la distribution orchestrant le pillage de la planète et la ruine de ceux qui tentent d’y survivre. Mais, dans le même temps, la démarche du commerce équitable tend à être dépolitisée, vidée de son contenu, par ceux-là mêmes qui l’ont marchandisée en transformant le commerce équitable en commerce de l’équitable. Le débat, longtemps interdit, commence à émerger, et il n’est plus tout à fait blasphématoire aujourd’hui de questionner ce secteur. Et ce ne sont pas les interrogations qui manquent. Pourquoi Max Havelaar fait-il payer ses « PPDS » [^3] pour les référencer ? Pourquoi un retour aussi faible pour les producteurs (quatre euros mensuels en moyenne) ? Pourquoi les transnationales de l’agroalimentaire et de la distribution ne sont-elles pas mises à contribution, alors que seul le consommateur est appelé en réparation des dégâts occasionnés par les puissants partenaires de cet hégémonique acteur ? Pourquoi les plus pauvres, les travailleurs journaliers, saisonniers, tous ces sans-terre qui n’ont que leur force de travail pour tenter d’assurer leur survie ont-ils été exclus du système Max Havelaar ? Le débat a lieu en France, mais aussi en Belgique, en Suisse, en Espagne. Et même aux Pays-Bas, le pays de Max Havelaar, un mouvement s’est créé pour réclamer la généralisation de pratiques équitables tout au long des filières, au Nord comme au Sud. Progressivement, l’idée d’un autre monde un peu plus équitable commence à faire son chemin.

Globalement, n’assiste-t-on pas actuellement à un mouvement de fond de récupération marchande d’un mouvement politique ?

Le paradoxe n’est pas banal de retrouver les McDo, Accor, Leclerc, Nestlé, Starbucks, Dagris, etc., travestis en moines soldats de la nouvelle équité « logotisée » Max Havelaar. Et voilà que l’équitable est aujourd’hui récupéré par le hard discount ! Novethic [^4] tente d’expliquer cette incroyable métamorphose à partir d’une étude de Greenpeace établissant un classement des principaux distributeurs allemands, sur le seul critère du niveau de résidus de pesticides présents dans leurs produits. « De bon dernier en 2005, Lidl est désormais premier de la classe. La vente de produits bios des discounters a connu une hausse de 80 % pour les neufs premiers mois de l’année » [^5], se félicite Novethic. Cet organisme reprend aussi les arguments de Claudia Brück, porte-parole de Transfair (Max Havelaar Allemagne) : « Devant ce consensus [le choix de la grande distribution], les critiques émises contre le commerce équitable en France ne prennent pas. » Un angélisme qui contraste avec cet « énorme problème structurel créé par la forme néolibérale actuelle du capitalisme, les transnationales et leurs actionnaires » , dénoncé par le père Francisco Van der Hoff [^6]. Novethic peut-il, comme Max Havelaar, ignorer qu’une campagne contre Lidl est menée depuis l’Allemagne dans toute l’Europe ?

Votre livre a été mis en cause par Novethic…

La manipulation s’ajoute parfois à la désinformation. « Traduit en allemand, le livre de Christian Jacquiau [les Coulisses du commerce équitable] est largement passé inaperçu outre-Rhin » , explique Novethic. Étonnant jugement lorsque l’on sait qu’il n’a jamais été traduit en allemand ! Une citation de Claudia Brück tente d’accréditer ces curieuses allégations : « Le livre se base sur une vision du monde erronée ou bien sur des exemples périmés. » Une vision du monde que la communicante de Max Havelaar imagine avoir lue dans une traduction… qui n’existe pas ! En quoi une telle falsification de la réalité peut-elle servir les intérêts de cette marque ? Pourquoi Novethic, filiale de la Caisse des dépôts et consignations, se prête-t-elle à une telle manipulation de l’information à quelques jours du lancement de la Quinzaine du commerce équitable ?

[^2]: Mille et Une Nuits, 2006. Une nouvelle édition revue et augmentée de ce livre paraît ces jours-ci.

[^3]: Petits producteurs défavorisés du Sud, dans le jargon marketing de certains professionnels de l’équitable.

[^4]: Allemagne : le succès du bio et celui de l’équitable vont de pair, www.novethic.fr

[^5]: Une avancée toute relative puisque la part de la consommation bio ne représente en réalité qu’un peu plus de 3 % du marché total allemand de l’alimentaire.

[^6]: Voir l’entretien avec le fondateur de Max Havelaar, dans le hors-série n° 45 de Politis, mai-juin 2007.

Temps de lecture : 4 minutes