Le rêve américain à la sauce toulousaine

Le projet d’implantation d’un centre commercial gigantesque dans le Sud-Ouest, « Les portes de Gascogne », mené par un promoteur immobilier américain, suscite la colère d’un collectif citoyen.

Jean-Baptiste Quiot  • 12 avril 2007 abonné·es

Comment échappe-t-on à un destin de banlieue dortoir ? Avec ce qu’on trouve, fût-ce un centre commercial. » Telle est la conclusion cynique d’un article paru dans Libération le 8 décembre 2006 [^2]. Le projet d’implantation d’un grand centre commercial, baptisé Portes de Gascogne, sur la commune de Plaisance-du-Touch, dans la banlieue ouest de Toulouse, y est décrit comme une fatalité. Depuis, le dossier n’a cessé d’enfler sur le plateau de la Ménude, un des derniers espaces naturels à échapper à un essor démographique exceptionnel. Les habitants, réunis dans un collectif citoyen « Non aux Portes de Gascogne », ne se résignent pas à sa disparition, et l’article de Libé leur est « resté en travers de la gorge », confie Progresso Marin, président du collectif. « Nous luttons contre un projet pharaonique à la fois inutile et dépassé, et de puissants intérêts économiques. C’est un peu fort de café ! »

Le promoteur des Portes de Gascogne est Simon Ivanhoe, une holding réunissant Simon Property Group, leader de l’immobilier commercial aux États-Unis, et Ivanhoe Cambridge, filiale immobilière du plus important gestionnaire de fonds institutionnels au Canada. C’est aussi un habitué des malls , ces centres commerciaux américains où il fait bon vivre… Et, pour son projet d’implantation à Plaisance-du-Touch, Simon Ivanhoe a mis le paquet. Cuisine du terroir, lac artificiel, et même, peut-être, un jardin aquatique… Comme le résument Bruno Sabatier et Yoann Morvan, deux urbanistes de la région, c’est un « mélange de régionalisme post-moderne et d’américanisme standardisé ». Il s’agit de « consommer de manière ludique dans un cadre architectural constitué de galets de Garonne, de bois et de terre cuite » [^3].

Bref, le rêve américain à la sauce toulousaine. Pour Dominique Liot, élu Vert de Plaisance, « Simon Ivanhoe veut faire dans l’écolo. Mais ce n’est pas si merveilleux. Au contraire, ce type de projet pose beaucoup de problèmes d’étanchéité du sol, avec des risques d’inondation à la clé. »

L’objectif de Simon Ivanhoe « est de répondre aux attentes tant de nos actionnaires que des enseignes et des acteurs locaux » . Les actionnaires attendent un retour sur investissement fructueux car, après avoir saturé d’hypermarchés le sol des États-Unis, ces derniers ont jugé les profits du groupe insuffisants et ont décidé de conquérir l’Europe, notamment la France, la Pologne et l’Italie. L’emplacement du plateau de la Ménude s’avère économiquement très lucratif. Le futur ensemble commercial couvrira 63 251 m2, soit un tiers du plateau, sans compter les 120 000 m2 restants de la future ZAC. « Il s’agit de créer un nouveau pôle périphérique et d’attirer les habitants de plusieurs villes. Certaines, comme Tournefeuille ou Colomiers, ont un niveau de vie élevé, et d’autres, comme Plaisance, sont constituées de classes moyennes basses » , explique Yoann Morvan.

Mais Claude Raynal, le maire socialiste de Tournefeuille, estime que le projet est « économiquement et socialement consternant. Chaque emploi créé se traduit en fait par deux emplois supprimés dans nos coeurs de ville, qui perdent animation et lien social » . Le promoteur, lui, se contente d’annoncer sur le papier la création de 1 800 emplois. Et Louis Escoula, maire socialiste de Plaisance, défend le budget de sa ville : « Moins riche que ses voisines, elle a besoin de la taxe professionnelle qu’apporterait le centre. Nous pourrons ainsi entrer dans la communauté d’agglomérations de Toulouse non pas en tant que commune assistée mais en tant que partenaire. » Un argument imparable, mais qui ne prend pas en compte la qualité de vie des habitants. L’ouest toulousain est en effet sinistré du point de vue de la circulation routière. De plus, ajoute Dominique Liot, « rien n’est prévu en termes de transport public » .

Depuis qu’il mène cette bataille, le Collectif a recueilli plus de 18 000 signatures à sa pétition.Il a organisé une manifestation et un concert à la Ménude le 24 mars. Et continue de stigmatiser « un dossier opaque » . Il y a eu « tricherie sur la zone de chalandise » , explique Progresso Marin. Les études demandées par les partisans du projet, dont les maires de Toulouse et de Plaisance, « ont affirmé qu’il n’y avait pas de centres commerciaux à moins de vingt-cinq minutes, alors qu’à trente minutes, il y en a quatre, dont le plus grand centre européen, à Portet-sur-Garonne ! Et deux kilomètres plus loin, il y a le tout nouveau centre du Perget, à Colomiers » . L’enquête publique d’octobre 2005 est également contestée. Au point que le commissaire enquêteur, qui a pourtant rendu un avis favorable, a émis des réserves et signalé que « les remarques d’intérêt collectif ont été quasi inexistantes » . Le comble pour une enquête dite « publique » !

Le projet a pourtant été adopté en novembre 2005 par la commission départementale d’équipement commercial. Bizarrement, investisseurs et maires partisans ont fait appel de cette décision devant la commission nationale d’équipement commercial et ont gagné, en mai 2006. Pourquoi une telle procédure~? Pour les opposants, il s’agissait de décourager toute tentative de recours. « Aller devant le Conseil d’État coûte plus cher. Ils pensaient qu’on n’irait pas. Mais on y va quand même ! » , ironise Gilbert Couffignal, du Cidunati, le très droitier syndicat des commerçants, soutien de circonstance aux opposants du collectif, qui tient ses réunions au cinéma Utopia de Tournefeuille, haut lieu du militantisme de gauche. « Nous luttons contre le même adversaire, mais pour des raisons différentes. D’un point de vue pragmatique, seul le Cidunati a les moyens du recours devant le Conseil d’État » , justifie Progresso Marin.

Ces dernières semaines, la bataille a également franchi les portes du conseil général, où siègent opposants et partisans des Portes de Gascogne. Le plateau de la Ménude, traversé par deux routes départementales, nécessite la création de voies de contournement. Mais une telle décision appartient au conseil général. Un enjeu d’importance puisque le permis de construire du mégacentre ne peut se passer de cette autorisation. « Le département est pour le développement économique de cette zone. Si le secteur nécessite des travaux d’aménagement avec une participation publique du financement, c’est à condition de faire des choses modernes, harmonieusement intégrées et génératrices d’emplois » , explique Claude Raynal, élu du conseil général et maire de Tournefeuille.

Les Portes de Gascogne posent la question de l’avenir des nouveaux pôles et du mode de vie qu’ils supposent. « Le problème de l’arrivée en masse de nouveaux habitants remet en cause le lien social à l’intérieur des villes. Les grands centres commerciaux, en proposant le même modèle de bonheur pour tous, permettent de créer un « liant collagène » mais superficiel. Un phénomène que l’on retrouve également dans les centres-villes plus importants, qui deviennent uniquement des lieux rassembleurs de consommation » , résume Yoann Morvan. « Il n’y a pas de réelle prise en compte politique de ce problème » , ajoute le chercheur. Comme quoi ce n’est pas à la fatalité que le plateau de la Ménude doit son destin.

[^2]: Intitulé : « Le combat urbain des bobos de banlieue ».

[^3]: Revue Urbanisme, n° 350, septembre-octobre 2006.

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