L’inégalité programmée

Jean Gadrey  • 26 avril 2007 abonné·es

Jamais avant Nicolas Sarkozy un candidat de droite à une élection présidentielle n’avait poussé aussi loin dans ses propositions la progression programmée des inégalités sociales. Celles-ci ne sont d’ailleurs pas seulement une conséquence certaine de la mise en oeuvre de sa politique. Elles en sont l’indispensable moyen.

Inégalités croissantes entre le travail et le capital, d’abord, en faveur du second. Voilà une bien curieuse façon de « réhabiliter » le travail, pour quelqu’un qui se réclame de la France laborieuse. Mais, en réalité, la valeur travail de Sarkozy, c’est celle du Medef : ce qu’il faut réhabiliter, c’est la libre exploitation du travail. Symptomatique à cet égard est la proposition phare visant à permettre au travailleur « libre » de faire en abondance des heures supplémentaires exonérées de cotisations sociales et fiscales ! Qui ne voit que c’est bien la liberté de l’employeur de se comporter en « surexploiteur » qui serait encouragée ? Depuis des années, la durée du travail en France se « dualise » : toujours plus de temps partiel court « à l’initiative de l’employeur » et maintien d’une proportion forte (près de 10 %) de temps longs, à plus de 48 heures par semaine, sous la pression des mêmes employeurs. Avec Sarkozy, qui veut « rompre avec la politique de partage du travail » , le fossé se creuserait encore, avec la disparition de fait de la notion de durée légale du travail, qui, en dépit de ses contournements, a toujours constitué une protection contre l’arbitraire.

Le capital serait toujours plus favorisé aussi par une fiscalité de complaisance. La France, qui est pourtant déjà une « terre d’asile » pour les investisseurs étrangers, et une de leurs premières destinations, deviendrait un véritable paradis fiscal. En particulier, il faudrait, selon Sarkozy, « réduire les impôts qui pèsent sur les entreprises : notamment faire converger le taux de l’impôt sur les sociétés avec celui de la moyenne des pays de l’Union européenne à 15 » . Cette proposition impliquerait de faire passer ce taux de 34 % aujourd’hui (il a déjà baissé de 10 points en vingt ans de politiques néolibérales) à 25 %. En attendant sans doute d’autres baisses, selon le modèle irlandais (12 %).

Autrement dit, au lieu de combattre le dumping social en Europe (et dans le monde), on déciderait ­ mais ce sont aussi des idées du Medef ­ de suivre la pente du moins-disant fiscal, social et écologique.

Par ailleurs, la fiscalité des particuliers, qui a outrageusement favorisé les plus riches ces dernières années, continuerait à avantager toujours plus ces derniers, par l’introduction d’un « bouclier » fiscal encore plus faible, intégrant la CSG et la CRDS, et par la quasi-suppression de l’ISF et des droits de succession. Même le magazine l’Expansion défendait le 27 septembre 2006 les droits de succession ^2, montrant notamment que leur suppression « creuserait les écarts de fortune. Or, depuis un siècle, en France comme aux États-Unis, ils servent non seulement à remplir les caisses de l’État, mais surtout à redistribuer un peu les cartes sociales au moment d’un décès. Selon Didier Migaud, député PS, la suppression des droits de succession substituerait la culture de la rente à celle du travail ». Un autre bel exemple de défense de la valeur travail !

Dualisme croissant, encore, par la destruction de services publics pourtant bien mal en point, mais qui restent des remparts contre le creusement des inégalités d’accès aux soins, à l’éducation, au logement et à bien d’autres droits fondamentaux. Ne pas remplacer un fonctionnaire sur deux partant à la retraite, surtout dans une période où ces départs seront plus nombreux, c’est une politique à la Thatcher-Bush, qui multipliera les exclusions.

Rien (en dehors d’un parti pris favorable aux grandes entreprises) ne concerne un autre grand domaine où l’égalité reste à conquérir : le développement sur tout le territoire (et non pas seulement pour ceux qui ont les moyens) de services de la petite enfance et de la dépendance, considérés comme des droits et comme des conditions, en particulier, d’une plus grande égalité entre les femmes et les hommes. Et d’ailleurs, dans ce dernier domaine, tout indique que les femmes seraient (avec les chômeurs et les immigrés) les premières victimes de ces orientations néoconservatrices, avec l’explosion programmée du temps partiel contraint et le « contrat unique », laissant aux employeurs toute latitude d’exploiter et de licencier les plus faibles sur le marché du travail.

Ne parlons pas des inégalités qui frapperaient durement les immigrés « non choisis », les bénéficiaires de l’aide médicale d’État, et tous ceux qui seraient suspectés de porter des gènes douteux…

Les antilibéraux et les altermondialistes, quels qu’aient été leur choix au premier tour, doivent barrer la route à la régression sociale programmée.

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