Gueule de bois

Bernard Langlois  • 10 mai 2007 abonné·es

Ce matin-là, toute la France avait mal aux cheveux. Ou presque toute la France : entre ceux qui avaient bu pour fêter la victoire et ceux qui avaient bu pour se consoler de la défaite.

C’est juste une image, hein ! Nous ne sommes pas un peuple de pochetrons. C’est pour dire que nous sommes vraiment coupés en deux, nous le peuple. Qu’on a beau nous seriner que toutes les opinions sont respectables, que c’est ça la démocratie, qu’au-delà de nos différences nous formons une collectivité unie (oui, oui, et chantons tous en choeur la vieille rengaine du père Chevalier : « Et tout ça, ça fait, d’excellents Français… » ), on a beau dire, pour la moitié d’entre nous ­ enfin, un peu moins de la moitié, hélas, sinon nous serions la majorité ­, un Sarkozy Président, ça le fait pas. Vraiment pas.

Donc, ce lundi matin-là, gueule de bois.

Dès 6 heures du soir, le dimanche, tous ceux qui voulaient savoir savaient : le résultat était conforme aux derniers sondages, ceux-là même qu’on n’était pas censés connaître, mais que tous ceux qui voulaient les connaître connaissaient dès le matin (mais quand donc va-t-on changer ces dispositions absurdes qui prétendent instaurer le silence du vendredi minuit au dimanche 20 heures, quand même au fin fond des campagnes il n’est plus de secret que de Polichinelle ?), on savait que c’était râpé, qu’on allait en prendre pour cinq ans (au moins !) du régime néo-con à la sauce franchouillarde mitonné par le maître-queue du bourgeoisisme le plus vulgaire qui puisse se rencontrer. On savait, et pourtant ­ mi par habitude, mi par un vieux reste de conscience professionnelle (ou si c’est par masochisme ?) ­ on s’est planté devant l’écran, où se jouait la comédie rituelle : « En attendant 20 heures, retrouvons Machin au QG de M. Sarkozy, où il y a déjà beaucoup de monde, Machin ? Quelle est l’ambiance ? ­ Eh bien ! Trucmuche, comme vous le voyez, c’est déjà l’ambiance des grands soirs… » Etc.

Il eut été dommage, quand même, de rater la procession triomphale et motorisée du petit Bonaparte [^2] ; et comment il vint goûter l’ovation de son bon peuple, avant de vite retourner s’enfermer au chaud dans un des temples de l’affairisme gastronomique en compagnie de ses braves pipoles. Ou encore de se priver des commentaires de haut vol du célèbre politologue d’origine belge et récemment domicilié en Suisse, que notre nouveau Président s’honore de compter au nombre de ses amis.

Une digue

Entendons-nous bien : personne ne conteste la validité de l’élection du ci-devant maire de Neuilly, ci-devant ministre d’État, de l’Intérieur, des Finances, de l’Intérieur derechef, toujours conseiller général des Hauts-de-Seine et président de l’UMP. Le suffrage a parlé, comme on dit. Et on ne peut qu’admirer l’artiste qui, avec un tel palmarès et autant de casquettes, réussit à se faire passer pour un homme neuf. Chapeau !

Il faut reconnaître aussi qu’il a su réagir à sa victoire avec habileté, en appelant au respect de l’adversaire, au dépassement des clivages, à la tolérance mutuelle, à l’ouverture : plus sympa et brave garçon, tu peux chercher, tu trouves pas !

Mais comment oublier tout ce qui précède cette soirée de triomphe maîtrisé, tout le reste, qui a nourri sa campagne ? Toute cette phraséologie d’une droite dure, ce discours d’ordre moral, cette façon de flatter les bas instincts de ses auditoires, de surfer sur leurs angoisses, d’abonder dans le sens de leurs petitesses ? Et ce choix des mots faits pour blesser, des images propres à nourrir la peur de l’autre, le racisme ambiant, les amalgames nauséabonds ? Certes, c’est ainsi qu’il a pu siphonner l’électorat de Le Pen, grand perdant de cette élection : mais cela le rend aussi peu ou prou otage de cet électorat, à qui il faudra bien donner des gages (ou plutôt continuer à en donner, car le naguère ministre de l’Intérieur a déjà largement montré le chemin au bientôt chef de l’État !). Qui peut croire que cette campagne à droite toute n’était que tactique, que ces dérapages négociés au cordeau ne correspondaient pas à la vérité profonde du candidat ? Et, dites-moi, choisit-on innocemment d’employer une formule comme : « Le travail rend libre » , dont la traduction en allemand est connue de tous, comme l’usage qui en fut fait ? Une digue a bel et bien été rompue par le candidat Sarkozy : celle qui séparait encore la droite de l’extrême droite ; et l’on voit bien que ce que le Front national a perdu sur le plan électoral, il l’a largement compensé par ses gains en termes idéologiques. La leçon de Gramsci…

Ce n’était pas la peine de s’indigner si fort, dans toute l’Europe, il y a quelques années, de l’entrée dans le gouvernement autrichien d’un Jörg Haider pour accueillir avec tant de flegme la conquête de l’Élysée par un Nicolas Sarkozy.

Les règles du jeu

Sans compter que cette victoire, préparée de longue date, n’a pu être acquise que par le jeu des influences croisées de la finance, du grand patronat et des médias de masse à eux assujettis.

Rarement élection donna lieu à un tel matraquage en faveur d’un candidat, rarement candidat bénéficia d’une telle indulgence des gazettes. Où l’on voit bien que les règles du jeu, censées mettre tous les concurrents sur pied d’égalité, ne sont qu’un leurre : le chronomètre n’est pas tout, mais bien plus le choix des sujets, la façon de les traiter, le type de questions posées, le ton sur lequel on les pose, etc. Chacun a pu le constater, être le grand ami des Bouygues, Pinault, Dassault et autres Lagardère ne nuit pas à une carrière politique. Et quand la connivence ne suffit pas, que flatteries, breloques ou mignardises sont sans effet, il reste les menaces, plus ou moins voilées : venant d’un candidat qui est aussi ministre de l’Intérieur, elles ont leur poids de moutarde
[^3].

Celle qui vous monte au nez à l’évocation de cette élection, encore une fois légalement incontestable, mais si évidemment fabriquée.

Faillite de la gauche

Mais il serait trop facile d’attribuer le résultat de cette présidentielle au seul talent manipulatoire de son vainqueur, même puissamment aidé par le système médiatique. Il y a aussi faillite de la gauche. Notre gauche à nous (je veux dire : celle que nous soutenons, la gauche dite radicale), flinguée par les préoccupations essentiellement boutiquières de ses composantes, incapable de se hisser à la hauteur de l’enjeu.

Mais aussi la gauche « de gouvernement » ­ le PS, en fait ­, qui ne sort vraiment pas grandie de l’aventure. S’il faut reconnaître à Ségolène Royal une belle combativité, un charisme évident (qui séduit certains comme il en irrite d’autres), un volontarisme et une endurance rares, il n’est pas niable que son programme était d’un flou artistique assez peu sécurisant pour l’électeur, face aux propositions plus carrées de Sarkozy. Ce flou était pourtant moins dangereux que l’apparente netteté du programme de son concurrent, et sans doute plus porteur d’avenir pour la gauche et surtout pour les moins bien lotis de nos concitoyens
[^4]. C’est ce qu’il appartenait au parti qui l’avait désigné de démontrer, d’expliquer à l’électorat populaire. Mais il aurait fallu pour cela un PS vraiment mobilisé, qui fasse confiance à sa candidate, qui l’appuie techniquement en l’aidant à préciser ses propositions, son « pacte républicain » , au lieu, pour nombre de ses caciques, de passer son temps à lui savonner la planche. Les collaborateurs de Sarkozy chargés de repérer les failles du programme et des discours de Ségolène n’avaient guère d’efforts à faire : il leur suffisait de piocher dans les déclarations publiques ou les vacheries privées que ne lui ont jamais marchandées les éléphant(e)s (et l’on ne fait même pas référence au sinistre guignol qui a battu tous les records de retournement de veste en se mettant au service de l’homme qu’il fustigeait huit jours encore avant de venir lui baiser la babouche. Mais comment peut-on ?).

Bref, tout est à refaire. Et l’on n’est pas sorti de l’auberge, puisque dès le soir du scrutin se faisaient entendre, dans la savane cathodique, les premiers barrissements des grands mâles qui entendent contester la suprématie de la femelle usurpatrice ; laquelle a bien l’intention de continuer à mener le troupeau… Miser, dans ce contexte, sur des législatives qui viendraient corriger le résultat de la présidentielle paraît, comment dire ?, audacieux.

On n’a pas fini d’avoir la gueule de bois.

[^2]: « Cette élection présidentielle pourrait bien être le triomphe absolu du bonapartisme, cette culture politique dont la France ne parvient décidément pas à se défaire. Nicolas Sarkozy en est l’incarnation à lui seul. Il résume jusqu’à la caricature la modernisation de cette « société du 10 décembre » qui fit le succès, en 1848, de Napoléon le Petit. » (Paul Alliès, dans Libération du 7 mai).

[^3]: Qu’un journaliste connu, et sérieux, puisse déclarer publiquement qu’il a perdu son poste au Figaro « pour avoir refusé de tailler des pipes à Sarkozy » est assez édifiant…

[^4]: « Elle a plus fait en six mois que nos protestations en quinze ans », n’hésite pas à dire le sociologue Loïc Wacquant, élève de Bourdieu et classé dans la « gauche radicale » (Libé 5-6 mai).

Edito Bernard Langlois
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