Journal de Cannes (1)

Christophe Kantcheff  • 24 mai 2007 abonné·es

Mercredi 16 mai

«~My Blueberry Nights~» de Wong Kar Wai

Grosse affluence, ce matin, pour le Wong Kar Wai, My Blueberry Nights , qui, bizarrement, n’était pas projeté dans le théâtre Lumière (la plus grande salle du palais des festivals). J’ai été l’un des derniers à passer (ouf !), mais j’ai vu le film (qui était déjà lancé quand je suis arrivé) assis dans un couloir.

À la sortie, quelqu’un me demande : « Tu n’as pas trouvé le film trop léger ? » Je suis un peu désarçonné. Je conçois pourquoi on peut être amené à le qualifier de « léger ». My Blueberry Nights raconte des histoires de désamour, de séparation et de naissance d’idylle. La détresse qu’on y voit n’est pas due à la misère du monde. C’est celle des sentiments, qui peut être tout aussi violente.

Alors, léger, non. Mais ce que j’ai vu dans My Blueberry Nights , le premier film tourné aux États-Unis par le cinéaste hong-kongais, est plus gênant. Depuis In the Mood for Love , il y a un style Wong Kar Wai, fait de ralentis chorégraphiques, de travellings doux comme une robe en soie, et de couleurs composées qui entrent dans le cadre avec un goût très sûr. Ici, il nappe ses images avec une musique originale de Ry Cooder (comme dans Paris Texas , de Wim Wenders) et des extraits du dernier Cat Power (c’est classe). Les couleurs, les éclairages font souvent penser aux tableaux d’Edward Hopper (comme dans tellement d’autres films…). Bref, la mise en plis est parfaite. Rien ne dépasse. Mais, sur le plan de l’émotion artistique, My Blueberry Nights s’apparente davantage aux romances policées (et calibrées) de Norah Jones ­ que Wong Kar Wai a embauchée pour interpréter son premier rôle féminin ­ qu’aux breaks sauvages de John Coltrane. Passer ainsi près de deux heures avec lui, même assis à la dure, n’est pas désagréable. Mais pas très passionnant non plus.

Bref, au risque de choquer ses admirateurs, je trouve que le maniérisme récurrent de Wong Kar Wai finit par confiner à l’académisme. Il y a dix ans, Happy Together , également présenté en compétition officielle, était un film plus libre, plus ouvert.

Jeudi 17 mai

«~4 mois, 3 semaines et 2 jours~» de Cristian Mungiu/«~le Voyage du ballon rouge~» de Hou Hsiao Hsien

La compétition officielle commence sérieux-sérieux. Après My Blueberry Nights , loin des schtroumpferies habituelles en ouverture du festival, style Da Vinci Code , ce fut le tour du très rude 4 mois, 3 semaines et 2 jours , le troisième long métrage du Roumain Cristian Mungiu.

Quelque temps avant la chute du Mur, une jeune fille, aidée d’une de ses amies, avorte clandestinement. Le film se déroule sur 24 heures, durant cette journée fatidique. Le point de vue est surtout centré sur l’amie, Otilia, interprétée par une comédienne extraordinaire, Anamaria Marinca, qui ne devrait pas rester inconnue très longtemps : elle a tourné dans le dernier Coppola, encore inédit, et compte déjà parmi les candidates sérieuses au prix d’interprétation.

Cristian Mungiu a choisi une esthétique, le naturalisme. Sans misérabilisme. En de longs plans séquences, hypermobiles ou fixes, sa caméra capte la déliquescence, la rouille, l’étouffement d’un pays sous le joug totalitaire ­ non véritablement caractérisé, mais à l’Est ­ tout en restant focalisée sur les personnages, leurs actes et leurs émotions.

Parfois, on pense à la manière Pialat, comme dans cette scène d’un dîner familial où plusieurs personnages sont off, l’objectif restant fixé sur Otilia, ne disant rien mais éprouvant fort.

4 mois… interroge sur ce qu’il faut montrer ­ interrogation qui se pose sans cesse de manière singulière avec le naturalisme. Si le cinéaste dévoile peu de l’avortement lui-même ­ la pose de la sonde ­, il se trompe, je crois, lorsqu’il choisit de faire un plan sur le foetus éjecté, qui a déjà forme humaine (le titre du film indique à quel stade de développement il en est). Un plan de trop. Parce qu’il risque de déporter le sens du film vers un questionnement sur le bien-fondé de l’avortement. Or, sa question est tout autre : il ouvre sur les séquelles psychologiques d’un tel acte, impossibles à anticiper par les jeunes filles tant les difficultés matérielles et les dangers rencontrés mobilisent leur énergie, dans ce pays mité par la dictature.

En ouverture de la sélection Un certain regard, on a vu un film parisien. Il est signé Hou Hsiao Hsien, cinéaste taïwanais. C’est en effet sur l’invitation du musée d’Orsay, qui initie ainsi une série de films proposés à des réalisateurs du monde entier, que Hou Hsiao Hsien est venu tourner à Paris. Le film s’intitule le Voyage du ballon rouge .

Une jeune étudiante en cinéma, chinoise, qui vient à Paris suivre des cours, gagne sa vie en s’occupant du jeune garçon d’une créatrice de spectacles de marionnettes, Suzanne, interprétée par Juliette Binoche. Celle-ci a des problèmes d’appartement. Voilà comment pourrait se résumer l’intrigue. Ça, une intrigue ?

Eh oui ! Et le Voyage du ballon rouge est de bout en bout enthousiasmant, mystérieux, rafraîchissant ! Hou Hsiao Hsien y mêle le prosaïsme du quotidien à l’échappée poétique, la tension des petits espaces aux horizons des ciels parisiens, la densité du jeu de Juliette Binoche (époustouflante en narratrice de spectacle de marionnettes) à sa liberté d’improvisation, la note exotique aux paysages familiers (mais ici, est-ce Paris qui est exotique pour le cinéaste, ou est-ce l’étudiante chinoise au sein d’une famille française ?)… On croise aussi un accordeur de pianos aveugle, un personnage habillé tout en vert pour pouvoir être effacé par les trucages numériques et, bien sûr, un ballon rouge facétieux qui se déplace seul. Bref, il y avait quelque chose de Prévert chez le réalisateur de Three Times et de Millennium Mambo , et on ne le savait pas.

À sa manière, le Voyage du ballon rouge est un film espiègle et sérieux. Il sort en septembre prochain. On y reviendra assurément. Il se pourrait même que ce soit en compagnie de Juliette Binoche. Chouette !

Vendredi 18 mai

«~Les Chansons d’amour~» de Christophe Honoré/

«~Zodiac~» de David Fincher

Le gouvernement de la France a pour numéro 2 un repris de justice. Et le Premier ministre s’est hâté d’annoncer qu’il se présentait à la députation. Trop classe !

J’ai entendu ce soir, au journal de 20 heures de TF 1, qui consacrait un sujet de quarante secondes au Festival de Cannes (dans les JT, on octroie à la culture quelques dizaines de secondes comme on donne aux pauvres), que le dernier film de Christophe Honoré, les Chansons d’amour , se référait au cinéma de Jacques Demy.

Quarante secondes suffisent pour sortir une grosse bourde. De Demy, dans les Chansons d’amour , il n’y a rien, ni la diversité des chansons ancrées dans le réel, ni la grâce chorégraphique, ni le travail sur les couleurs. Non, il n’y a rien, hélas.

Les Chansons d’amour ne manque pourtant pas d’influences. Christophe Honoré est souvent présenté comme l’une des figures du renouveau du cinéma français. Erreur : son cinéma, c’est plutôt celui de la resucée. Retirez ce qui dans le film ne cligne pas de l’oeil du côté de Truffaut ou de Godard. Qu’est-ce qui reste ?

Louis Garrel ? Il joue comme Jean-Pierre Léaud. Le trio moderne des jeunes amoureux ? Il déambule dans Paris comme le trio de Bande à part . La présence des livres ? Godard en a truffé ses films (Honoré fait d’ailleurs au passage une pub appuyée pour son propre éditeur ­ le cinéaste est aussi romancier ­ dans une scène de lit au burlesque lui aussi godardien). Il reste une certaine contemporanéité et une énergie juvénile. Mais qu’en fait-il ?

On ne pourra pas reprocher à Christophe Honoré d’avoir choisi un titre éloigné de son film. Les Chansons d’amour , une comédie musicale ? Non pas. Mais, plus exactement, une suite répétitive de chansons, interprétées plus ou moins bien par les comédiens ­ entrecoupée, tout de même, d’un peu de dialogues ­, variant sur deux seuls thèmes, l’absence et la rencontre des corps, avec une flagrante uniformité de ton et de mélodie (au style vaguement rock indé). Au point qu’à l’issue du film, le spectateur les a déjà un peu toutes mélangées, et se trouve dans l’incapacité d’en fredonner une seule.

À un moment donné, un personnage dit qu’il n’a pas pu payer sa note de gaz. Histoire de faire entrer un peu de social dans un film qui en est totalement dénué. On n’en demandait pas tant. Les personnages de Christophe Honoré sont des bobos qui habitent autour de la Bastille. Personne ne lui aurait cherché des poux à cause de cela. Mais cette réplique, du coup, paraît si hypocrite qu’on se demande si elle ne révèle pas une certaine mauvaise conscience…

Pourtant, Honoré tenait un beau sujet : la mort subite d’une amoureuse (jouée par Ludivine Sagnier, pas très consistante), et ses conséquences sur ses proches. À l’arrivée : un film à la mélancolie passée, comme on le dit des couleurs d’un tissu délavé. Fallait-il vraiment qu’il soit en compétition officielle ? Il sort, en tout cas, sur les écrans, le 30 mai.

Zodiac , grosse machine américaine de David Fincher, présentée en compétition officielle, est, lui, déjà visible en salle. Je suis allé le voir, méfiant. Mais, au bout des 2 h 36 de projection, j’ai dû reconnaître que la machine ne tournait pas à vide. Zodiac est un film sec, sans effets, où la mécanique déductive à l’oeuvre n’a rien de démagogique. Le film retrace une enquête sur un tueur dénommé Zodiac, qui a duré vingt-cinq ans (de 1968 à 1983). Ni détails pittoresques ni tubes d’époque tonitruants ne viennent alourdir la traversée. Quand, dans une telle production étasunienne, la complexité est privilégiée au simplisme, il convient de le saluer.

Samedi 19 mai

«~Garage~» de Lenny Abrahamson/ «~L’Avocat de la terreur~» de Barbet Schroeder

Ce matin, la Quinzaine des réalisateurs projette Garage , de Lenny Abrahamson. Josie tient une station-service désolée et peu fréquentée à l’orée d’une petite ville irlandaise. Josie est un homme simple, doux et bon. Un peu idiot du village, comme on disait autrefois.

Garage dresse avant tout un portrait, celui d’un homme au physique singulier, qui passe par une attention particulière à ses gestes, ses mimiques, l’intonation de ses phrases. Le comédien Patt Shortt, très populaire en Irlande, connu pour ses compositions comiques, lui donne une personnalité et une épaisseur exceptionnelles.

Le burlesque du personnage, la plupart du temps involontaire, se teinte peu à peu d’une dimension plus grave. Josie est profondément seul, et rien ni personne ne paraît pouvoir briser cette solitude. Quand un adolescent semble pourtant sur le point de se lier à lui, Josie, non adapté à certaines normes de la société, les transgresse sans le savoir. Ce qui lui coûte cher.

Le film réussit à faire coexister comique et gravité, sans sensiblerie. Par des plans larges où il apparaît petit et seul, Josie est en permanence placé dans son environnement. Lenny Abrahamson n’en fait pas un personnage pittoresque. Josie est un citoyen irlandais. Mais il habite la part d’ombre de l’Irlande. Son sort est de ne pas pouvoir appartenir à la communauté.

Épuré, sans prétention auteuriste, Garage est un film lucide et just e sur la marge ordinaire, et l’innocence impossible.

Il fallait toute l’envergure de Barbet Schroeder ( Général Idi Amin Dada , Koko, le Gorille qui parle …) pour se confronter à l’avocat Jacques Vergès, dans l’Avocat de la terreur , projeté à Un certain regard. Son documentaire, de 2 h 15, est passionnant de bout en bout (en salle le 6 juin).

Il parvient ainsi à rendre compréhensible la carrière de l’avocat, a priori incohérente. De la défense des militants du FLN pendant la guerre d’Algérie à celle de Klaus Barbie, le parcours paraît tortueux. Il l’est, en effet, à considérer les opinions politiques originelles de Vergès, dont il s’est défait en cours de route. Il est logique, en revanche, si l’on suit, avec Schroeder, les amitiés qui émaillent son existence. Ainsi, sort de l’ombre un personnage au rôle éminent, un ancien nazi suisse fortuné, François Genoud.

Le film retrace un pan de l’histoire souvent obscur, celui des cellules révolutionnaires et des mouvements terroristes, de la bande à Baader à Carlos, en multipliant les témoignages (Hans-Joachim Klein, ex-membre de la bande à Baader, Magdalena Kopp, épouse de Carlos, Anis Naccache, Carlos lui-même…). Ce qui facilite la mise en perspective des propos de Jacques Vergès, souvent à double fond. C’est là l’une des grandes réussites et, à dire vrai, l’un des hauts faits de ce documentaire : tout en gardant un point de vue nuancé, sans manichéisme, sur ce diable d’avocat, il fait apparaître chez lui d’autres ressorts plus inavouables que le simple goût de la provocation ­ une autojustification flatteuse ­ pour expliquer certains de ses engagements peu ragoûtants.

L’Avocat de la terreur n’est donc pas un portrait à charge. Mais Jacques Vergès s’y montre aussi intelligent que prêt à se faire prendre au piège de sa propre parole, aussi fort de caractère qu’enclin à se laisser aller à la satisfaction d’être ce qu’il est. Devant la finesse du documentariste, le culte de l’ambiguïté peut se muer en leurre grossier, presque ridicule. Maître Vergès aurait peut-être dû davantage se méfier.

Dimanche 20 mai

«~La Visite de la fanfare~» d’Eran Kolirin

Un film israélien à Un certain regard~: la Visite de la fanfare , premier long métrage d’Eran Kolirin. Si je prédis une belle carrière à ce film, je ne crois pas me tromper~: l’accueil dans la salle où je me trouvais ­ qui n’était pas majoritairement composée de journalistes ­ a été très enthousiaste.

C’est que la Visite de la fanfare a quelques atouts. Notamment celui d’être une comédie au point de départ prometteur : une fanfare égyptienne se retrouve perdue dans un bled en Israël. D’avoir des comédiens excellents, dont Ronit Elkabetz (révélée en France dans Mon Trésor , Caméra d’or à Cannes 2005). D’opposer des caractères, source de conflits comiques. Enfin, de ne pas être dénué de qualités plastiques.

Mais Eran Kolirin a du mal à tenir la distance des quatre-vingt-dix minutes. Des redites, des mollesses, des baisses d’inspiration affaiblissent la Visite de la fanfare . Je ne dirai rien en revanche sur le « sous-texte » trop visible qui appelle à la nécessaire paix entre Arabes et Israéliens. Pour une telle comédie, c’est une figure presque obligée… et un peu ennuyeuse.

Culture
Temps de lecture : 13 minutes