« Les Inachevés », de Reinhard Jirgl : Vies déplacées, mémoire recousue

Dans « les Inachevés », Reinhard Jirgl évoque l’expulsion des Allemands des Sudètes après la guerre, à travers quatre femmes d’une même famille. Un roman dense et exigeant, où les heurts de l’histoire blessent au plus intime.

Christophe Kantcheff  • 10 mai 2007 abonné·es

Ceux qui pensent que, dès lors qu’elles sont puissantes, les oeuvres s’imposent d’elles-mêmes, par l’opération d’on ne sait quel Saint-Esprit, se trompent. La publication, pour la première fois en français, d’un roman de Reinhard Jirgl, les Inachevés , en apporte une nouvelle preuve. Il a fallu d’abord la chute du Mur. Jusqu’à cette date, Reinhard Jirgl, né en 1953 et citoyen est-allemand, était interdit de parution à cause de ce que le régime d’alors appelait sa « vision non marxiste de l’histoire »
1. À partir de 1990, ses textes ont été publiés en Allemagne et salués par des prix prestigieux. Mais rien en France pendant dix-sept ans. Jusqu’à ce que Pascal Arnaud, le responsable d’une maison d’édition dite « petite », Quidam éditeur, s’enthousiasme pour les Inachevés , et décide de le publier malgré les arguments économiques qui ont dû en arrêter d’autres.

C’est que Reinhard Jirgl n’est pas un auteur qu’on lance comme un « Parfum ». Les Inachevés est aussi complexe dans sa forme que grave quant à ce qu’il met en scène : l’expulsion de la population allemande des Sudètes par les Tchèques, qui reprennent possession en 1945 d’un territoire dont ils avaient été délogés par le Reich. Une tragédie, dont certaines cicatrices perdurent en ce début de XXIe siècle, que l’auteur raconte à travers quatre femmes, une grand-mère, Johanna, ses deux filles, Hanna et Maria, et sa petite-fille, Anna, contraintes de quitter leur village dans les « 30 minutes » , et avec « 8 kilos [de bagages] maximum par personne » .

Des scènes d’exode, on en a déjà vu beaucoup. Mais, tout en n’édulcorant pas leur violence, Reinhard Jirgl en donne un éclairage singulier, sans naturalisme, qui tient à la forme du roman. Il y a d’abord les images puissantes que charrie son écriture, qui entretiennent un climat inquiétant. Ainsi, à propos de ceux que l’on pousse dans les convois : « Même sur les visages des plus jeunes, cet effroi déjà, comme si les rafales d’une tempête de chaux les avaient marqués au fer rouge de la Déportation Éternelle de tous les Siècles. »

Il y aussi cette nécessité de ne pas se contenter des mots dans leur graphie classique, mais de jouer avec les signes de ponctuation, les italiques, les polices de caractère. Exemple : « !Sauvequipeut !Sortez&filez&!adviennequepourra… » Serait-ce à cause d’un manque de confiance dans la langue ? Au contraire, ces interventions quasi physiques dans les phrases seraient une gêne si l’écriture de Jirgl était fragile. Dans les Inachevés , elles ont quelque chose de sauvage qui renforce la brutalité de la déportation et les ondes de choc qui se propagent jusque dans les générations suivantes.

Et voici précisément une autre des singularités du roman : sa construction, qui alterne avec vélocité les points de vue, ceux d’Hanna, ou de sa fille Anna, ainsi que celui du narrateur principal, dont on ne découvre l’identité qu’au début de la troisième partie : un certain K., le fils d’Anna, aux prises avec un cancer avancé dans un service hospitalier d’oncologie. On l’a « ouvert & aussitôt recousu » , comme la mémoire, quand elle est encore douloureuse.

L’analogie n’est évidemment pas fortuite. Si le narrateur n’a pas vécu directement les événements d’après-guerre, il a été le dépositaire du récit familial. D’où, inévitablement, et même si celui-ci est confronté à quelques documents d’époque (qui apparaissent en lettres capitales dans le roman), l’impression d’héroïsme qui émane de ses aïeules, en particulier de Johanna (d’une « modernité coriace » selon le très beau mot de son arrière-petit-fils) et d’Hanna, solides face aux épreuves, d’une rigueur morale extraordinaire, voire inflexible à l’excès.

Les épisodes sont nombreux où ces femmes se conduisent avec une grande force de caractère. Par exemple, quand Johanna interdit aux ouvriers agricoles, uniquement sur son autorité charismatique, de se ruer sur les victuailles de leur patron enfui pour s’en goinfrer ( « ­ Ce n’est pas une question de manger à sa faim, c’est une question !de savoir-vivre. » ). Ou bien quand Hanna se voue à la guérison de la veuve, atteinte d’un zona, qui lui loue une chambre sordide, décidée cependant à n’en pas accepter le moindre retour, car Hanna n’a pas oublié les propos de cette femme, à son arrivée avec les siens : « Les réfugiés, c’est comme la chiasse : ça ne se retient pas. »

Mais cet héroïsme est bien précaire, chancelant, progressivement corrodé par une certitude cruelle, que ces femmes vieillissantes vont devoir admettre : le retour au pays ne se fera jamais. Elles seront ainsi d’éternelles déplacées, dans un déséquilibre géographique intériorisé, au point qu’aucune d’elles ne parviendra à unir sa vie durablement avec un homme.

Quelque chose d’irréductible, pourtant, demeure, dont le narrateur malade témoigne : le récit familial. Il est le seul legs de ces « Inachevés ». Il est aussi ce à quoi, tant il est douloureux, on ne peut survivre.

1: Selon Martine Rémon, l’excellente traductrice de ce livre, interrogée par Pascale Casanova dans « les Mardis littéraires » sur France Culture le 27 mars 2007.

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