L’imposture éthique

Philosophe et sociologue, Anne Salmon* examine le nouveau discours des multinationales sur leurs « valeurs ».

Rémy Artignan  • 31 mai 2007 abonné·es

Qu’appelez-vous « la tentation éthique du capitalisme » ?

Anne Salmon : Les grandes firmes formalisent aujourd’hui, à travers des documents de communication interne et externe, les valeurs de l’entreprise, son credo. Le mouvement s’amplifie depuis les années 1990, et ces documents sont de plus en plus intégrés au système de management. On a, en fait, assisté à la naissance d’une nouvelle matière, avec ses experts, ses cours en écoles de commerce puis à l’université, son foisonnement d’ouvrages…

Vous écrivez que les grandes entreprises mobilisent dans leurs fondements les valeurs dont elles veulent faire l’économie dans leur fonctionnement…

La rationalisation du travail s’oppose directement aux valeurs de solidarité ou de respect de la personne promues dans les chartes. Par exemple, sur les hotlines d’assistance, les commerciaux n’ont pas d’autre objectif que le taux d’efficacité défini par la hiérarchie. Celui-ci se résume à un pourcentage de réponses au téléphone. Une telle organisation du travail met les salariés dans une situation paradoxale par rapport aux valeurs affichées par l’entreprise. Elle installe des contradictions de plus en plus fortes au sein des équipes, et entraîne finalement une dégradation généralisée des relations, avec les clients bien sûr, mais aussi entre salariés.

Les chartes et autres documents d’éthique viennent-ils compenser une « perte de sens » au sein du travail?

C’est sans doute parce qu’il y a une fragilisation des collectifs de travail que les dirigeants sont tentés de produire un discours éthique, espérant ainsi restaurer des liens humains dégradés. Mais, en réalité, les gens n’ont pas les moyens d’adhérer à une démarche éthique dans ce contexte de rationalisation et d’efficacité au travail. À partir du moment où l’on détruit la vitalité des collectifs de travail, je ne vois pas comment ces derniers peuvent adhérer à une éthique commune.

Cette imposture fait-elle réellement illusion aujourd’hui ?

Parmi les personnes que j’ai interviewées, il y a deux cas de figure. Soit les documents éthiques sont perçus comme la traduction de ce qui existe dans l’entreprise, et alors ils scandalisent les salariés qui vivent souvent une tout autre réalité. Soit ils sont compris comme ce qui devrait être, et là, tout se joue dans la confiance que les salariés ont, ou non, en la capacité et la bonne volonté des dirigeants. C’est de la communication, mais si ce n’était que cela, ce serait simplement un phénomène de mode. Or, c’est un mouvement de fond qui s’intègre pleinement dans les structures de fonctionnement actuelles des grandes firmes.

En quoi les expériences d’économie solidaire ou non-marchande s’opposent-elles aux démarches éthiques des grandes firmes ?

Ces économies alternatives permettent de relativiser le fonctionnement des multinationales en montrant que d’autres modèles existent. La différence fondamentale, c’est qu’elles internalisent les fins à l’intérieur des moyens, c’est-à-dire qu’elles remettent des valeurs humaines et démocratiques au coeur de leur organisation du travail, contrairement aux grandes entreprises qui les relèguent dans des déclarations d’intention pour mieux les évacuer de leur fonctionnement.

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