Poétique du cri étouffé

Après des années de silence, le trompettiste Jacques Coursil
publie un album déconcertant, « Clameurs », où mots et
musiques exhortent à se défaire des chaînes du passé.

Denis Constant-Martin  • 3 mai 2007 abonné·es

Dans Clameurs , la trompette appelle d’emblée. Par le timbre, par l’attaque, par l’articulation, elle évoque la corne de lambi (gros mollusque des Antilles) qui convie aux veillées. La trompette, ainsi, ne se contente pas de « musiquer », elle invite à entrer dans un monde de sons qu’elle colore par le souffle. Et, dénudée, épurée, elle porte des mots sans chercher à les aggraver. L’album Clameurs propose des pistes de réflexion plus que des cris : des « suites enchaînées », parce qu’elles se succèdent, mais, surtout, parce qu’en évoquant les chaînes et les enfermements, elles exhortent à s’en défaire et à s’évader.

Tout devait conduire Jacques Coursil à marier musique, poésie et pensée du monde. Martiniquais de Paris pétri d’Amériques, il se fait en même temps musicien et linguiste. Dans les années 1960, il embouche une trompette originale qui interroge plus qu’elle n’affirme, et de grands iconoclastes d’alors adoptent cet instrumentiste questionnant. Coursil poursuit sa quête musicale auprès de maîtres américains, mais devient finalement professeur de sciences du langage et coordinateur d’un groupe de recherche informatique et linguistique (GIL) à l’université des Antilles-Guyane. Il travaille notamment sur « la fonction muette du langage » (titre d’un ouvrage publié en 2000 chez Ibis rouge), qui insiste sur le rôle de l’entendant dans tout acte de langage. Dans l’ordre de la musique, et plus encore lorsqu’elle est indissociable des mots, cela implique de donner la parole à l’auditeur, qui peut alors la réfléchir.

À l’auditeur de Clameurs , quatre textes sont offerts, introduisant à des mondes divers mais reliés par un thème, le refus de tout asservissement, qui sous-tend une poétique du cri étouffé. Pour Jacques Coursil, « le cri est le privilège de l’homme libre. Le cri de l’esclave, de l’opprimé s’étouffe dans sa gorge. S’il crie, on le bat, il est mort. Son cri est donc rentré, étouffé. On entend cela chez Aimé Césaire : «Mille pieux de bambou sont dans ma gorge. » C’est le contraire du hurlement. » L’appel de la trompette, incitation à écouter le déferlement de paroles retenues, est simplement prolongé de nuages électroniques couvrant le ciel d’un monde qui ne peut plus rester sourd, parce que le temps, scandé par la guitare basse et les percussions, est passé. Ce temps, affirme Frantz Fanon dans un passage de Peaux noires, masques blancs (1952), qui résonne ici avec la musique, ne doit plus emprisonner d’aucune manière : « Je ne suis pa s, écrit-il, esclave de l’esclavage qui déshumanisa mes pères. Je suis homme et c’est tout le passé du monde que j’ai à reprendre. » Pour conclure : « ` mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge. »

Monchoachi, rare poète martiniquais dont le véhicule privilégié est la langue créole, prolonge les analyses de Fanon dans une tonalité plus pessimiste (il écrit en 1982) et demande à ce que les morts soient laissés à la mort : « La mort d’outre-mot/la mort d’outre-chose, nous laisserons le mort/parmi les cris des criquets et de cabris de bois/Et nous irons en toute hâte/tirer le convoi de notre propre mort. » Il ne suffit plus « d’en appeler à l’homme des méfaits de l’humain » , c’est des corps d’aujourd’hui, de leur désir inassouvi, qu’il faut se préoccuper ; ce sont les esclavages toujours présents qu’il faut encore combattre. À ce point, Jacques Coursil ressuscite la poésie préislamique d’Antar ; héros solaire éclipsé parce que, fils d’une esclave éthiopienne et d’un arabe, il avait été réduit à la servitude. « Ignorants, ils blâment le noir de ma peau/or sans noir l’aube ne paraît pas dans la nuit » , constate-t-il avant d’exiger en une langue fondatrice : « Louange moi pour ce que tu connais » .

La conclusion appartient à Édouard Glissant. L’imbrication de la musique et des mots, le mélange du français, du créole et de l’arabe pour dire la même soif d’être reconnu en tant que personne, sans héritage aliénant autre que celui de l’humanité tout entière, sont comme un écho sonore du « chaos monde » théorisé par le poète-philosophe qui voit naître aujourd’hui « une autre sorte de communauté faite de la totalité réalisée de toutes les communautés du monde, réalisée dans le conflit, l’exclusion, le massacre, l’intolérance, mais réalisée quand même » [^2]. Dans ce monde contradictoire et imprévisible où s’édifie l’unité de toutes les souffrances, « chaque visage est un appel », et le temps est venu de crier les plaies. Si le cri est le privilège de l’homme libre, ce cri, esthétiquement distinct du hurlement et de la vocifération, est une manifestation, et une revendication, de liberté. Dans Clameurs , la liberté s’énonce sobrement, conquise dans l’agencement inouï des arts poétiques et musicaux, affirmée pour que des chaînes d’hier tous soient délivrés.

[^2]: Introduction à une poétique du divers, Gallimard, 1996.

Culture
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