Virage à la Banque mondiale ?

Jacques Cossart  • 3 mai 2007 abonné·es

Bretton Woods, petite ville du nord-est des États-Unis est mondialement connue pour avoir abrité, en juillet 1944, la conférence du même nom. Plusieurs dizaines de nations alliées s’étaient alors réunies sous l’impulsion des États-Unis et de la Grande-Bretagne. On sait que Keynes, chef de la mission britannique et inspirateur de la conférence, considérait la demande, c’est-à-dire la somme des besoins exprimés par les citoyens, comme le facteur premier dans le processus de la production et de l’emploi, ainsi que l’intervention publique comme indispensable pour jouer le rôle des « mains invisibles » parfaitement inopérantes. Bien que sa proposition de création d’une monnaie supranationale, le bancor , ait dû céder la place au système préconisé par les États-Unis, il reste que ces accords marquent le triomphe de l’intervention publique. Ils sont la reconnaissance du principe de coopération plutôt que de compétition.

Ce ne sont pas, a priori , les institutions en soi qui sont bonnes ou mauvaises, mais ce qu’en font les pouvoirs en place. C’est ainsi que les canons de l’économie orthodoxe, qui reposent sur le triptyque « privatisation, libéralisation et stabilité financière » ont détrôné les politiques d’inspiration keynésienne pour s’imposer, sous l’impulsion de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan. La « science économique » avait enfin donné au monde entier ses lois, que l’économiste étasunien John Williamson appellera le « consensus de Washington » . Tout ce que la terre comptait alors de responsables devait, de gré ou de force, s’y rallier ; y compris dans les pays les moins avancés d’Afrique subsaharienne, où, précisément pendant les décennies 1980 et 1990, le PIB par habitant chuta de 0,6 % chaque année !

Ainsi, la Banque mondiale publie annuellement un rapport mondial sur le développement, qui, en quelque 250 pages, dresse l’état du monde vu de Washington et fixe sa stratégie, qui pourrait se résumer par le slogan : « Le marché sauvera le monde » ! Le sous-titre du rapport 2008, qui sera publié en septembre, devrait être : « Agriculture pour le développement ». La première surprise vient de cet intérêt pour l’agriculture comme arme du développement. Toutes les politiques imposées depuis les années 1980, qu’elles se proclament d’ajustement structurel ou de lutte contre la pauvreté, avaient pratiquement abandonné les interventions dans le secteur agricole.

Puis, brutalement, dans le rapport 2008, nos experts redécouvrent le monde réel : « La puissance de l’agriculture pour le développement a trop souvent été sous-utilisée. Avec la domination de l’industrialisation dans le débat politique, le développement par l’agriculture n’a souvent même pas été considéré comme une option. Les pays en développement connaissent très fréquemment un sous-investissement et un mal-investissement dans l’agriculture, de même que des travers politiques qui jouent à l’encontre de l’agriculture et des populations rurales pauvres. Et les bailleurs ont tourné le dos à l’agriculture. Cet abandon de l’agriculture a eu des coûts élevés pour la croissance, le bien-être et l’environnement. » Instruits par la misère des populations et les désastres écologiques, le mouvement altermondialiste et de nombreux experts l’affirment et le démontrent depuis longtemps ! Tant mieux donc si la Banque mondiale les rejoint dans ce constat. Reste à vérifier ce qu’elle en fera.

Mais plus étonnant encore est le plaidoyer que lance la Banque en faveur de l’intervention publique ! On a rappelé plus haut combien la libéralisation, entendons la régulation par les marchés, constitue le ressort premier de la pensée de la Banque mondiale. Les propriétaires du capital, prétendument réputés les véritables créateurs de richesse, sont le seul objet de ses soins avec ceux du FMI. Voilà donc que la Banque mondiale semble vouloir faire un pas en sens inverse du « consensus de Washington », c’est le rôle même de l’État qui redeviendrait un agent économique tout à fait indispensable : « La croissance agricole, bien que conduite par le secteur privé et le marché, est très dépendante du soutien du secteur public. C’est pourtant dans les pays où l’agriculture est la plus vitale que les États tendent à être les plus faibles. […] La mise en place de stratégies de développement agricole réclame de solides stratégies nationales et une administration publique oeuvrant en faveur d’une distribution et d’une responsabilité financière efficaces […]. »

Sortirait-on du dogmatisme néolibéral qui prévaut depuis le début des années 1980 ? Soyons prudents et attendons la version définitive de ce rapport. Cependant, même si cette prise de conscience a quelque chose à voir avec la constitution de puissances financières comme la Chine ou le Brésil, cette conversion, si elle est confirmée, devrait être saluée. Les puissants mouvements de contestation des politiques menées depuis des décennies n’y sont évidemment pas étrangers.

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