Briseuses de clichés

Alors que « Persepolis » sort sur les écrans, le Festival de La Rochelle invite des cinéastes iraniennes à présenter leurs œuvres. Deux d’entre elles, Sepideh Farsi et Maryam Khakipour, racontent leur parcours.

Christophe Kantcheff  • 28 juin 2007 abonné·es

C’est ce qu’on appelle les hasards de l’actualité. Au moment où Persepolis , de Marjane Satrapi, sort sur les écrans, le Festival du Film de La Rochelle invite, pour sa 35e édition, des cinéastes iraniennes à venir présenter leurs oeuvres et à en discuter avec le public. Un hasard de l’actualité ? Peut-être pas tant que cela. Cette visibilité des cinéastes témoigne de l’élargissement des possibilités pour les Iraniennes, quel que soit le lieu où elles vivent : dans leur pays ­ contrairement à ce que l’on pourrait croire en Occident ­ ou en exil, comme Sepideh Farsi et Maryam Khakipour, qui se sont installées à Paris alors qu’elles étaient étudiantes, au début des années 1980, quand la guerre avec l’Irak battait son plein et la révolution islamique était la plus dure. La révolution dite culturelle avait été déclenchée, dont l’une des conséquences fut la fermeture de toutes les universités. Difficile d’imaginer là un avenir.

L’intention de Sepideh Farsi était d’abord de rejoindre les États-Unis. Mais le visa demandé à partir de la France lui fut refusé. Qu’à cela ne tienne. Paris l’avait déjà séduite. Notamment parce qu’il est possible d’y voir tous les cinémas du monde. Si les mathématiques étaient le cursus « sérieux » qu’elle envisageait, elle était déjà mordue de cinéma. Et cela sans avoir vu les films qui la passionnaient : ceux de Welles, Antonioni, Bergman…

Quelques années auparavant, en effet, elle avait suivi un cours sur le cinéma, à Machad, ville très religieuse au climat pesant, où ses parents avaient déménagé après avoir vécu à Téhéran. « Parce qu’il était dans l’impossibilité de nous montrer les films dont il parlait , dit-elle, notre jeune professeur d’analyse filmique nous les racontait, nous dessinait des plans au tableau, nous distribuait quelques cassettes de bandes-son. » Transmettant ainsi une passion à la jeune Sepideh d’une manière bien particulière…

Maryam Khakipour était étudiante au conservatoire d’art dramatique au moment de la révolution. Son départ n’ouvrait, croyait-elle alors, qu’une courte parenthèse de deux ou trois ans loin de son pays. Si elle est restée à Paris ­ mais elle ne dit pas « définitivement » ­, c’est en grande partie parce qu’elle y a fondé une famille. L’Iran et sa ville, Téhéran, lui sont pourtant indispensables. Elle y retourne aussi souvent que possible et y a tourné, en 2002 et 2003, son premier film, un documentaire intitulé Siah Bazi (les Ouvriers de joie), sur la troupe du théâtre Nasr.

« L’Iran connaît beaucoup de problèmes , explique-t-elle, et en même temps c’est un pays d’une grande douceur de vivre et d’une grande vitalité. Certes, Mahmoud Ahmadinejad est son président. Mais il est parvenu au pouvoir parce qu’il a promis à un peuple dans l’impasse l’argent du pétrole. Aujourd’hui, vous prenez n’importe quel taxi à Téhéran, et le premier sujet de discussion qui vient c’est Ahmadinejad et ses promesses non tenues. » Maryam Khakipour insiste sur l’écart qui existe entre l’État et la société. « La société iranienne est une société bouillonnante et moderne , dit-elle. En réalité, le régime est totalement dépassé par elle. Certes, la démocratie n’existe pas. Mais les Iraniens ont un sens critique très fort par rapport à la propagande ou aux médias. Les femmes sont présentes dans toutes les universités. La manière dont elles jouent avec le voile et le « manteau islamique », en les portant de la manière la plus sexy possible, est un des baromètres de la révolution. Et les portes s’ouvrent parce qu’on arrive à détourner les lois. »

Maryam Khakipour s’insurge contre l’image univoque et très sombre qui est donnée de l’Iran dans nos pays occidentaux, en particulier en France. De même que Sepideh Farsi, qui a pourtant mis en toile de fond de son premier film de fiction, le Regard (sorti en France en 2006), l’époque la plus dure de la révolution : l’histoire d’un homme qui revient en Iran quand son père se meurt, avec l’idée de punir ceux qui ont dénoncé le groupe d’opposants politiques auquel il appartenait. « Cela relevait du règlement de comptes intérieur pour moi , dit Sepideh Farsi. Si l’histoire que le Regard raconte n’est pas autobiographique, ces années de mon adolescence m’ont évidemment marquée : des années de plomb, avec les purges, les vagues d’arrestations, les dénonciations… Il en a été très peu question au cinéma . »

Bien que la manière de Sepideh Farsi ne soit pas frontale, accordant une grande importance à la forme, le film n’a pas été autorisé en Iran. Non seulement pour des raisons politiques, mais aussi parce qu’on y voit un homme et une femme dans une chambre d’hôtel… tout habillés. « On imagine tout le reste ! » , a dit la voix de la censure. De même, le documentaire de Maryam Khakipour, les Ouvriers de joie , n’a pu être projeté. Mais la réalisatrice n’en a pas abandonné le projet.

C’est que son film a une histoire étonnante. Au départ, il y a l’affection que porte Maryam Khakipour aux comédiens du « Siah Bazi » , spectacle populaire d’improvisation, alliant blagues lestes et railleries contre les pouvoirs en place, qui continuent coûte que coûte à jouer au théâtre Nasr, malgré l’état d’abandon dans lequel le lieu est laissé. Parce qu’elle a voulu en témoigner par l’image, elle qui jusqu’ici ne s’était consacrée qu’au théâtre a pris une caméra et est partie pour Téhéran. Or, en cours de tournage, les autorités ont décidé la fermeture du théâtre Nasr pour cause d’insalubrité. Une catastrophe pour la troupe.

Maryam Khakipour a capté l’humanité de ces acteurs, considérés à toutes les époques, aujourd’hui comme sous le Shah, comme des moins que rien. « Ils représentent le côté voyou du théâtre , dit la cinéaste. Ils sont méprisés, notamment parmi les milieux artistiques iraniens. » Elle donne à voir ce peuple de Téhéran, en famille ou en couple, qui vient rire aux impertinences du spectacle. Elle montre aussi que ce sont les femmes de la troupe qui ne se résignent pas au sort qui leur est fait.

Ultime coup du sort, mais cette fois-ci heureux : Ariane Mnouchkine, qui s’est enthousiasmée pour le film, a invité la troupe à créer un spectacle chez elle, dans lequel les artistes iraniens ont raconté leur propre histoire, le film étant projeté avant chaque représentation. Puis le spectacle a remporté un grand succès international. « Le régime n’y est pas insensible » , souligne Maryam Khakipour, à qui est revenue la rumeur selon laquelle la destruction du théâtre Nasr ne serait plus à l’ordre du jour.

Avant d’envisager un film en France, les deux femmes ont ressenti la nécessité de tourner à Téhéran. En plus du Regard , Sepideh Farsi y a tourné deux documentaires, Le monde est ma maison (1998) et Rêves de sable (2003), et le Voyage de Maryam (2002), qui mêle avec bonheur la fiction (une jeune femme cherche son père dans les rues de Téhéran, munie d’une photo de lui) au documentaire (les gens réagissent devant la photo, chacun y allant de son hypothèse, ou de sa propre histoire). Il en ressort une mosaïque de Téhéran, vivante et bigarrée, et le parfum évanoui d’une ville toujours en bouleversement. « C’est le Téhéran d’il y a vingt ou trente ans que j’ai essayé de capturer, explique la cinéaste. Mais les lieux ont quasiment tous disparu. Les immeubles, les autoroutes poussent comme des champignons. La spéculation immobilière et le capitalisme y sont sauvages, beaucoup plus qu’en Europe. Pendant la guerre, et à cause du boycott et du climat idéologique, les choses étaient davantage préservées. Mais l’Iran est entré dans l’ère de la société de consommation et de la globalisation. » L’Iran dans le global village ? Il faut décidément que nous, les Occidentaux, abandonnions tous nos clichés…

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