Ce que l’autisme nous dit

À partir de son expérience de mère de jumelles ayant souffert d’un syndrome autistique, Jacqueline Berger nous propose une réflexion profondément subversive sur le monde qui nous entoure.

Denis Sieffert  • 14 juin 2007 abonné·es

Nous voici donc dans la rubrique « société » de Politis … Et pourquoi pas ? « Société », « santé », « médecine », et « science » peut-être… Un journal est à l’image de notre monde organisé, avide de catégories, toujours en quête de définitions qui ont tôt fait d’être des préjugés. Pourtant, le livre dont il s’agit est tout entier un cri de révolte contre le piège de ces mots qui fixent, figent et donnent forcément pour définitif ce qui ne doit pas l’être. C’est un livre qui échappe à toutes les rubriques.

Jacqueline Berger est mère de deux jeunes filles jumelles « ayant souffert de syndrome autistique ». L’expression ici n’est pas une de ces circonlocutions qui nous dispenserait de nommer une réalité trop douloureuse, elle rend compte du chemin parcouru. Ce chemin toujours possible qui est au coeur de la réflexion de l’auteur. Jacqueline Berger s’est battue pour que ses filles « aient un devenir » , qu’elles échappent à toutes les formes d’enfermement qui guettent ceux que notre société nomme les « autistes ». Pour qu’elles « vivent », au sens plein du mot. Son livre n’est pas le récit de ce combat. C’est beaucoup plus que cela~: une brûlante réflexion sur le monde qui nous entoure. L’autisme, en gardant sa part de mystère, y joue le rôle de révélateur de nos peurs, de nos excès et de nos arrogances. Cet « extrême de l’humanité » nous confronte à nos vertiges devant tout ce qui résiste aux certitudes. Il met en évidence la frivolité d’une politique de la communication, l’hypocrisie du politiquement correct, nous renvoie à nos petites tricheries individuelles et collectives. Il souligne l’absurde et l’inhumanité de cette soif insatiable de compétition et de sélection qui rythme nos vies. </>

Il interroge notre obsession de la norme dans un monde où « la moyenne est vertu ».

Jacqueline Berger nous fait réentendre différemment des formules trop évidentes comme « Tout se joue avant trois ans… ». Elle bataille contre « le modèle siliconé de l’humain […] , production de masse à un unique exemplaire ». Elle dénonce les « discours destructeurs pour quiconque dévie de la route » et nous invite par-dessus tout à découvrir l’altérité. On voit bien qu’il ne s’agit plus ici seulement d’autisme, mais de bien autre chose. Pour ne pas abîmer ce beau livre, on se gardera de se référer à l’actualité. On y pensera un peu quand même parce que l’une des catégories piégées que refuse Jacqueline Berger nous renvoie à quelque débat récent. Vieux débat recuit sur l’inné et l’acquis. L’autisme serait-il d’origine «~génétique~»~? Ce n’est pas la génétique comme science qui est en question, mais l’usage social qui en est immédiatement fait. C’est ce que suggère le mot de définitif, ce qu’il suscite de mise à l’écart et induit de renoncements. Jacqueline Berger s’insurge contre une quête effrénée de la «~cause~», et de la « cause unique ». Et, depuis 1943 que l’autisme est identifié et nommé [^2] , les «~causes uniques~» n’ont pas manqué. Mais elles ont presque toujours en commun de nier la complexité et de privilégier l’irréversible.

La recherche de cette «~cause~» conduit tout droit à deux « discours dominants » , celui de la génétique et celui du « handicap mental » , qui l’un et l’autre anéantissent l’espoir d’une évolution. Car si l’enjeu n’est pas de « savoir comment on guérit » ­ « on ne guérit pas de blessures existentielles » ­, il est, nous dit Jacqueline Berger, de « comprendre comment accompagner les enfants blessés pour qu’ils deviennent des adultes autonomes, qu’ils fassent quelque chose de leurs blessures et que leurs souffrances soient adoucies » . À l’inverse, nous dit-elle, « penser qu’il existe une cause qu’on pourra prévenir est une illusion dangereuse, revenant de facto à concentrer les moyens sur l’éradication de la différence » . Le combat commence toujours par une part d’acceptation.

L’autisme est dérangeant. Il dérange la science, il dérange notre société. Les autistes sont dérangeants. Leur désordre subvertit nos conventions. Ils nous déstabilisent. Jacqueline Berger décrit avec beaucoup de force et de talent ­ qui n’est pas seulement celui de la journaliste qu’elle est, mais celui du coeur ­ ces « êtres seuls » , cet apparent « désintérêt pour ce qui les environne » , et ces « yeux qui fuient » et « glissent sur le regard d’autrui » , ces absences et ces irruptions de violence. Puis, à l’âge adulte, cette sorte de folie radicale, « la plus effrayante en ce qu’elle exprime de retrait, de coupure avec ce qui fait sens pour le commun des mortels ». Dans la rue, dans la salle d’attente d’un cabinet médical, et parfois chez les amis les plus intimes, le comportement de l’autiste n’est pas seulement excluant pour lui-même, il l’est aussi pour les parents et les proches que le regard d’autrui interroge et parfois soupçonne.

On l’aura compris, ce qui fait la richesse de ce témoignage, c’est qu’il nous parle de nous-mêmes et de notre monde. Il nous parle du « repli sur soi » et de la « déviance » , qui sont, comme le note Jacqueline Berger, des «~virtualités~» pour chacun. Il nous interpelle sur notre aptitude à faire de ceux qui dévient « le centre et non plus la marge » . Imagine-t-on remarque plus subversive~?

[^2]: En 1943, à partir du concept d’autoérotisme forgé par Freud, le psychiatre suisse Eugen Bleuler invente par contraction le néologisme « autisme ».

Société
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