Voir l’invisible

Un album réunit les images de l’Agence France Presse sur la guerre d’Algérie. Des clichés d’amateurs, quelques-uns de reporters, pour une représentation mutilée du conflit, de 1954 à 1962.

Jean-Claude Renard  • 7 juin 2007 abonné·es

On est au cinquantième anniversaire de la bataille d’Alger. En janvier 1957, quand le maquis est quadrillé par l’armée française, le FLN décide de porter la guerre dans la capitale. Avec, pour chefs, Abane Ramdane, Larbi Ben M’Hidi et Yacef Saadi, côté militaire. La bataille d’Alger durera plus de six mois. Les attentats frappent alors les lieux fréquentés par la jeunesse européenne. Cinq mille militants du FLN se sont abrités dans la Casbah. Les paras français procèdent par rafles massives, les suspects sont répartis dans des «~centres de tri~». Méthodes d’interrogatoires musclés, parmi lesquels la «~gégène~». En trois mois, les réseaux du FLN sont démantelés, sa direction est décapitée. En septembre, Saadi est débusqué. Si les paras triomphent, en métropole, les voix s’élèvent en nombre contre les exactions de l’armée. Ministre de l’Intérieur, François Mitterrand souhaite éviter « tout ce qui pourrait apparaître comme une sorte d’état de guerre » . Elle se fait tout de même entendre, la guerre, résonne~; et elle est sale.

Benjamin Stora l’écrit dans son avant-propos : « La multiplication récente de films de fiction, de documentaires et d’expositions de photographies a fait reculer la sensation d’absence d’images. […] Elles apparaissent désormais avec une grande force d’évocation, de restitution, de mémoire. » En témoignent ainsi, avec plus ou moins d’intérêt, l’Ennemi intime de Patrick Rotman (2002) ; la Trahison , de Philippe Faucon, Nuit noire, d’Alain Tasma (2005) ; Mon Colonel de Laurent Herbiet (2006) ; la Bataille d’Alger , d’Yves Boisset (2006), ou encore cet ouvrage remarquable paru en 2004, Photographier la guerre d’Algérie [^2], que Benjamin Stora avait lui-même dirigé avec Laurent Gervereau.*

Au moment du conflit, on compte sur place les agences Keystone, Magnum, l’AFP, le service photographique de l’armée, et les appelés qui croquent à l’objectif, ici et là. Aujourd’hui paraît donc la Guerre d’Algérie , album conçu avec les images de l’Agence France Presse. Créé en 1944, son service photo s’est précisément développé au cours des années 1950. L’agence possède deux bureaux, l’un à Tunis, l’autre à Alger, qui recueille des clichés d’amateurs français ou algériens. Les reporters photographes de l’AFP sont peu nombreux. Et les images sont rarement signées. On relève Pierre Bonnin, Jean-Claude Combrisson, Henri Elwing, Jacques Papon, Fernand Parizot, Jacques Grévin…

Ce nouvel opus consacré au sujet, rassemblant cent trente images, parfois inédites, est découpé en cinq parties. 1954-1956~: l’engrenage. 1957-1958~: de la bataille d’Alger au retour du général. 1959-1961~: l’autodétermination et l’OAS. 1961-1962~: vers les accords d’Évian. 1962~: la fin du conflit (non pas la fin du chaos). À chaque partie ses images essentielles, éclairantes. Des ouvriers réparant des lignes téléphoniques près de Constantine, au lendemain des attentats du 1er novembre 1954, marquant le début de l’engrenage. Une manifestation d’Européens contre la nomination du général Georges Catroux, réputé «~libéral~», comme ministre résident en Algérie. Une contre-plongée sur Jacques Pâris de Bollardière, seul officier supérieur à dénoncer publiquement la pratique de la torture, dès 1957, et qui demande alors à être relevé de ses fonctions. Robert Lacoste, nommé par Guy Mollet, auteur de la loi du 12 mars 1956, sur les « pouvoirs spéciaux » , comprenant le rétablissement de l’ordre « par tous les moyens » . Des Algériens manifestant leur fidélité à la France, en d’illusoires scènes de fraternisation. De Gaulle et son fameux « Je vous ai compris » , les bras en V. Les Algériennes votant pour la première fois. Les activistes de l’Algérie française dressant une barricade en janvier 1960. Les portraits de Sartre, de Camus, de Mandouze, de Mauriac. Des Algériens arrêtés à Puteaux, au soir du 17 octobre 1961, en attente d’un transfert dans différents centres de la région parisienne. L’assassinat par l’OAS d’une femme de ménage algérienne, en pleine rue. Ou encore cette image stupéfiante de jeunes Européens (on ne dit pas encore les pieds-noirs) en maillots de bain sur une plage d’Alger, protégés par des barbelés en mai 1961…

Peu d’images de guerre à vrai dire. Le cadavre algérien à moitié nu devant lequel passent des soldats du contingent (balle peau pour la photographie signée Jacques Papon, le corps du fellaga tombe pile dans la pliure du livre). Les paras de Bigeard interrogeant Omar Merouane, ligoté. Scène âpre, tendue et inquiétante mais qui ne dit pas réellement la torture ; elle laisse entendre. La carcasse d’une voiture piégée, sur le port d’Alger, à la suite d’un attentat de l’OAS, en mai 1962, causant la mort de soixante-deux dockers. Peu d’images de guerre. Parce que les photographes sont peu nombreux. Parce que l’information, surtout, est contrôlée. L’objectif est instrumentalisé. Trois fellagas qui posent maladroitement avec leurs armes, en 1955, pour donner à l’opinion métropolitaine une image non militarisée, exotique et dérisoire de la rébellion~; des soldats français mus en instituteurs dans un bled~; des prisonniers avec leurs armes saisies. Affaire de propagande. Rien sur le déplacement des populations rurales, ni sur les pratiques de la torture, sur les internements arbitraires, les viols ou les exécutions sommaires. Mais du banal quotidien. Pas question notamment de diffuser cette image d’un adolescent et de son père rejoignant fièrement une unité de l’ALN (la branche armée du FLN).

Pour l’essentiel, voilà des images de combattants sans combat. Ni féroce conflit. Juste des événements, traités dans le flot de l’actualité. L’ouvrage est incomplet, par sa nature. Car il ne s’agit pas d’une guerre photographiée, mais de la guerre telle qu’elle a été représentée. Avec sa propagande et sa censure. Sa représentation mutilée, donc. Ce qui est donné à voir l’est par la force des choses, ces choses pliées à une guerre qui n’a pas dit son nom, longtemps. Le visible convoque ainsi l’invisible. Ce défaut d’images est rehaussé ici par un souci résolument pédagogique. À chaque image son explication détaillée, calée dans le contexte. L’avant, pendant et après l’image, commenté par Eléonore Bakhtadzé, historienne et documentaliste à l’AFP. L’ensemble apporte un éclairage cohérent. Reste encore à exhumer une masse d’images toujours interdites.

[^2]: Photographier la guerre d’Algérie, Benjamin Stora, Laurent Gervereau, éd. Marval, 176 p., 50 euros.)

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