« La réponse autoritariste est le pire des maux »

Pour Philippe Meirieu*, figure des pédagogies nouvelles et professeur à l’université Lyon-II, Nicolas Sarkozy travestit Mai 68 et véhicule des idées fausses sur l’école et sur l’autorité.

Ingrid Merckx  • 26 juillet 2007 abonné·es

Quand Nicolas Sarkozy s’en prend à l’héritage de 1968, qui a, selon lui, « liquidé l’école de Jules Ferry, qui était une école de l’excellence, du mérite, du respect, une école du civisme… », que visait-il~?

Philippe Meirieu~: Nicolas Sarkozy entretient une vision déformée de l’école de Jules Ferry~: il omet de dire qu’elle était portée par une idéologie nationaliste exacerbée, que l’on y apprenait le maniement de la baïonnette, qu’on y chantait les chansons de Déroulède et, surtout, que Jules Ferry n’a jamais cherché à démocratiser l’accès aux savoirs de haut niveau. Après la Commune, il fallait autant «~contenir~» le peuple que l’instruire. Cela dit, Jules Ferry a placé l’école laïque au coeur du projet républicain. C’est un moment de notre histoire. Mais mythifier le passé en oubliant l’histoire est une constante du discours réactionnaire~! De la même manière, Nicolas Sarkozy mythifie Mai68 et réduit cet événement à une irruption libertaire. Il oublie que ce fut un sursaut contre la chape de plomb qui étouffait notre pays dans tous les domaines. Il identifie Mai68 aux « pédagogies nouvelles » alors qu’elles datent de… 1899~! Il ignore que les « méthodes actives » sont inscrites dans la tradition de l’éducation populaire, qui, justement, vise la construction d’une culture commune et de valeurs partagées. Au lieu de regarder en quoi le fonctionnement de notre société détruit le lien social, sont désignés comme coupables ceux qui se sont battus pour réintroduire les valeurs de solidarité, d’émancipation, de démocratisation…

Illustration - « La réponse autoritariste est le pire des maux »


Un mariage de hippies, bien loin des conventions, en septembre 1967. AFP

En brandissant règles, normes ou morale, Nicolas Sarkozy appelle surtout à « restaurer l’autorité ». Comment appréhender les notions d’autorité et de respect dans la perspective éducative sans verser dans l’autoritarisme~?

L’autorité ­comme le travail­ n’est pas une valeur en soi. De même que le travail peut être aliénation, l’autorité peut-être assujettissement. L’autorité, c’est la « capacité d’obtenir quelque chose de quelqu’un sans recourir à la contrainte » … Personne, même parmi les éducateurs les plus libertaires, ne nie qu’éduquer un enfant, c’est lui imposer des frustrations. De même, tous les professeurs revendiquent le fait d’imposer des exigences à leurs élèves, au niveau de leur comportement comme de leur travail.

La vraie question, c’est de comprendre ce qui rend la frustration acceptable et l’exigence féconde. Comment se fait-il qu’il y ait des situations où un enfant peut accepter de surseoir, voire de renoncer, à ses pulsions parce qu’un adulte le lui demande~? Comment se fait-il qu’il existe des classes, des groupes, où l’exigence est bien vécue, intégrée, et fait progresser~? En fait, l’autorité est non seulement acceptable, mais constructive, dès lors qu’elle s’inscrit dans la promesse d’un futur qu’on peut entrevoir et auquel on peut adhérer. Certes, un enfant ou un adolescent n’est pas toujours en mesure de se représenter ce que les renoncements du moment vont porter en termes de satisfactions futures… C’est pourquoi l’exercice de l’autorité ne peut pas évacuer l’existence de conflits.

À quoi correspond ce qu’on appelle, aujourd’hui, « crise de l’autorité »~?

C’est, en réalité, une crise du futur~: nous n’obtenons pas facilement l’obéissance ou l’adhésion des jeunes générations parce que nous sommes incapables d’incarner, à leurs yeux, un avenir. Pourtant, les jeunes sont fort dociles quand il s’agit de se soumettre aux « autorités du présent » (Sony, Nike, communautarisme, phénomènes tribaux…), notamment parce que ces autorités d’emprise leur permettent de sortir de leur solitude. Mais, non seulement ces jeunes n’ont pas subi l’influence de Mai68, mais, en plus, l’urgence est de leur permettre de s’émanciper de ces nouvelles emprises. Il nous faut un projet capable de donner du sens aux interdits et du poids aux impératifs. Politiquement, c’est la question d’un récit historique mobilisateur. Socialement, c’est en finir avec ce fatalisme qui désespère les jeunes et ridiculise la rengaine~: « Travaille et tu réussiras~! » Moralement, il faut questionner la crédibilité d’une génération au pouvoir qui laisse entendre~: « Fais ce que je dis, ne fais pas ce que je fais~! » Pédagogiquement, demandons-nous comment tirer des apprentissages des solutions émancipatrices et non des occasions de sélection.

Et, sur le volet psychologique~: sommes-nous capables d’incarner une promesse crédible pour nos enfants~? La réponse autoritariste est le pire des maux~: on tente de contenir dans le présent des forces qu’on devrait orienter vers le futur. On entame une partie de bras de fer, alors qu’on devrait être dans un « faire ensemble ». Le Mai 68 que j’ai vécu ­dans la droite ligne de l’éducation populaire­ disait déjà cela.

Qu’est-ce que Mai68 a changé à l’école, et qu’a-t-on conservé de ces changements~?

Les grandes mutations ont concerné l’enseignement supérieur, avec la création de véritables universités structurées. Dans le secondaire, Edgar Faure a remplacé le système de notation sur 20 par celui des A, B, C…, qui n’a pas duré. Il a créé un tronc commun en sixième et cinquième, et a introduit dans les conseils d’administration et les conseils de classe des représentants des parents et des élèves. Mais rien qui modifiait en profondeur la pédagogie. Mai68 est apparu comme le point culminant d’un mouvement qui l’avait précédé, et en aucun cas comme le point de départ d’un chamboulement de l’école. Pourtant, c’est ce qu’il aurait dû être~: 1968 est la première année où tous les élèves de 16 ans sont scolarisés. Elle marque l’arrivée massive à l’école d’enfants qui n’étaient pas prédestinés à réussir~: les « barbares » viennent occuper le terrain des « héritiers »~! Ce changement radical de perspective aurait dû imposer un changement radical de l’organisation scolaire, des modes de prise en charge des élèves, et de la gestion pédagogique de la classe. Mais nous n’avons pas vraiment changé d’école en 1968, d’où les difficultés actuelles… Nous nous sommes contentés d’affirmer « l’égalité des chances » sans donner vraiment les moyens de réussir à ceux qui n’avaient pas trouvé leur panoplie d’élève au pied du berceau. De victimes de l’exclusion, ils sont devenus coupables de leur propre échec. On a ainsi laissé se développer un darwinisme scolaire, avec les effets que l’on connaît en termes de désespérance et d’explosion sociales. Un vrai projet politique dans ce domaine se fait toujours attendre.

Pourquoi en (re)vient-on à l’alternative contention/éducation~?

Nous vivons une situation inédite. L’économie de marché non régulée devient le paradigme de nos comportements. Simultanément, nos enfants sont soumis à une accélération formidable des communications et à un bombardement d’images. Ils absorbent les informations sans le moindre discernement. Comme la concurrence s’impose partout, l’immédiateté devient la règle, et la machinerie médiatique s’emballe.

Ceci n’est pas la conséquence de Mai68, mais d’une forme nouvelle de capitalisme qui colonise les esprits et rend l’éducation infiniment problématique. Face à cela, les formes de contention apparaissent comme des remèdes faciles~: camisole chimique pour les enfants « hyperactifs », crétinisation médiatique ou sportive pour les autres, dépistage précoce de tous les « dys-» afin de remettre chacun dans « le droit chemin », arsenal juridique pour enfermer plus et plus vite… Tout le contraire de l’éducation~! J’ai vécu Mai68 comme un temps où, justement, a pu s’exprimer la volonté de faire primer l’éducation sur la contention. À cet égard, c’est peu dire qu’il reste d’actualité.

Société
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