Se souvenir de Mai

Bernard Langlois  • 26 juillet 2007 abonné·es

Je me souviens d’avoir annulé, le vendredi 3 mai au soir, un séjour en Sardaigne, où l’on m’avait invité à suivre un rallye automobile. Je me réjouissais pourtant à la perspective de cette escapade, mais les premières échauffourées au Quartier latin m’avaient convaincu qu’il allait se passer des choses graves, importantes, et qu’il ne fallait surtout pas manquer d’en être. Engueulade, aussi, au journal [^2] avec un photographe, mon compagnon de reportage préféré, en instance de départ, lui, pour un mois de vacances à Cuba~: « Tu vas courir bien loin après une révolution, alors qu’on va en vivre une ici~! » Il a tout loupé du joli mois de mai…

Moi pas. À Paris, j’ai été partout où ça se passait, j’ai traîné mes guêtres, ouvert grand mes yeux et mes oreilles, tangué de fatigue dans les amphis enfiévrés, bouffé ma ration de gaz lacrymogènes, usé mes semelles dans d’interminables défilés dans les rues de Paris en affirmant avec des milliers d’autres que nous étions tous, oui, des « juifs allemands »

Je n’ai pas jeté de pavés, non, ni participé à l’émeute de quelque façon que ce soit, ni pris de coups de matraque sur la tronche, on a compris que j’étais déjà dans la vie professionnelle et donc en possession du brassard de presse délivré aux journalistes par la préfecture de police, relative protection en échange d’une neutralité relative~: il est clair que les sympathies des reporters sur le terrain, sinon celles de leurs hiérarchies, allaient aux étudiants plutôt qu’aux « CRS-SS » , comme on criait alors… (Tiens, à propos de flics, ce souvenir cocasse~: on doit en être à trois semaines de troubles, à peu près, et il y a déjà quelques jours que j’ai abandonné ma Deux-Chevaux, réservoir vide, au bord d’un trottoir. Comme tout le monde, je fais du stop, guignant les rares bagnoles encore en marche. Cet après-midi-là, après être passé au journal, je lève le pouce en marchant boulevard Malesherbes~: la voiture qui freine et s’arrête à ma hauteur est une Dauphine noir et blanc, occupée par deux agents en tenue, une voiture-pie~! « Vous allez où~? ­Quartier latin. ­Nous aussi, montez~! » )

Je me souviens de la « nuit des barricades », la première, celle dite aussi « de la rue Gay-Lussac » , la nuit du 10 au 11 mai. Les étudiants assiègent une Sorbonne fermée et gardée par les flics. Ils occupent toutes les rues alentour depuis le début de soirée. Lourd de menaces, le face-à-face s’installe, avec la nuit. On négocie en coulisses~: ministères, délégués étudiants, universitaires. On le saura plus tard~: on est à deux doigts d’aboutir, de retirer les forces de l’ordre, de libérer l’accès au sanctuaire~; tout peut s’arrêter ce soir-là. Mais la négociation achoppe sur la promesse de gracier les quelques émeutiers arrêtés et jugés en urgence les premiers jours de désordre. « Libérez nos camarades~! » Pas question de céder là-dessus.

Vers les 9 heures du soir, on commence à dépaver, et à découvrir… « sous les pavés, la plage » . Pavés, planches de palissades, matériaux de chantiers, troncs d’arbres, voitures~: les rues se hérissent de barrages, quelques-uns costauds, pour la plupart dérisoires ­quelques charges policières suffiront à les enlever. Mais l’ordre de donner l’assaut tarde à venir. Dans les deux camps, on piaffe. Je colle aux basques de Cohn-Bendit, qui court d’une barricade à l’autre, la voix cassée à force d’appeler au calme les plus excités, impatients d’en découdre, de foncer sur les forces de police dont on devine la masse compacte à un jet de pierre… La nuit est douce, étrange l’atmosphère, faite d’un mélange d’exaltation et de détermination très calme et très joyeuse~: cette nuit-là, nous sommes tous des Marius, des Enjolras, des Courfeyrac. Tous des Gavroche. Et la population du quartier est avec nous~: les riverains distribuent des vivres, de l’eau, placent des transistors sur l’appui des fenêtres pour que les jeunes puissent entendre les nouvelles (les reporters des radios sont en permanence sur la brèche, en direct dans leurs voitures équipées de radiotéléphones ­le pouvoir leur supprimera ce moyen technique quelques jours plus tard, les accusant de « nourrir l’émeute » , ce n’était pas tout à fait faux…).

Deux heures du matin. Une immense clameur dans la nuit~: « Salauds~! » Les grenades pleuvent, les troupes harnachées de noir montent vers les barricades en criant, sous une grêle de projectiles divers. Les voitures flambent. Certaines barrières cèdent tout de suite, d’autres résistent, aidées par le vent qui rabat les gaz sur les flics… Avec quelques étudiants et une consoeur de France-Soir , j’ai suivi de jeunes fuyards dans un appartement, au deuxième étage d’un immeuble de la rue Gay-Lussac. Des seaux d’eau passent de main en main, ruinant la moquette du salon bourgeois, l’eau est jetée des fenêtres pour faire tomber les gaz et les lourdes vapeurs qui prennent à la gorge… Dans les rues, dans les cours d’immeubles, sur les toits, la chasse va durer jusqu’à l’aube.

Dans le rouge du soleil levant mêlé à celui des brasiers déclinants, dans les fumées et les vapeurs d’essence, on verra cet impressionnant spectacle~: les prisonniers par dizaines, mains sur la tête, descendre en longues colonnes silencieuses et vaincues, encadrées par les CRS en armes vers les cars de police garés au Luxembourg.

Une vieille dame très digne, le nez à la fenêtre derrière les volets mi-clos~: « C’est terrible, ça me rappelle l’Occupation… »

Je me souviens de cette sorte de stupéfaction qui a saisi les gens, ceux qui apprirent le matin par la radio ce qui s’était passé~; et de cette foule qui a déferlé sur le Quartier latin, ces grappes de badauds, de toutes conditions, de tous âges, qui commentaient l’événement avec passion, au pied des carcasses de voitures brûlées. Une fringale de parole, d’échanges, qui s’est rassasiée ­et au-delà~!­ dans les jours qui suivirent, dans les amphis de la Sorbonne libérée, dans l’Odéon occupé. Vous qui n’avez pas vécu ça, comprenez bien ce que fut Mai~: bien autre chose que les images de violence qu’on nous remontre à chaque évocation ­qui certes ne mentent pas, mais ne sont qu’une toute petite partie de Mai. La vérité de ce printemps-là fut d’abord la libération de la parole, l’irruption de la parole, l’insurrection du verbe. Comme si nous étions ­les jeunes, mais pas seulement­ trop longtemps restés muets, interdits de parole, dans une société bardée d’interdits de toutes sortes. D’où le slogan, peut-être le plus célèbre de Mai, parmi des centaines d’autres, et qui sert si souvent à stigmatiser le mouvement (comme s’il était à prendre au pied de la lettre, comme si nous n’étions pas là dans le champ de la poésie, comme si tout Mai n’était pas qu’un long poème)~:* « Il est interdit d’interdire. »

Je me souviens du 13 mai. L’énorme manif qui a roulé dans Paris, serpent humain dont on ne voyait pas la queue, mais dont la tête était bien identifiée~: les trois champions emblématiques de la révolte étudiante, Sauvageot, le délicat président (par intérim~! Il en est de plus calmes) de l’Unef, Geismar, le bon gros du Snesup, en voie de radicalisation rapide (il deviendra un des chefs maos et fera de la prison, plus tard), et surtout Cohn-Bendit, le rouquin hilare, que Séguy (CGT) avait vainement tenté d’écarter du défilé, sur qui L’Huma de l’époque bavait quotidiennement… Quelle revanche~! Et derrière ces trois-là, les politiques, les syndicats et surtout l’immense cortège des travailleurs solidaires, qui ne savent pas encore (personne ne le sait) qu’ils sont l’avant-garde d’une grève générale qui va paralyser le pays pendant trois semaines et ébranler le régime.

Je me souviens d’avoir défilé avec mes collègues du journal, je me souviens que l’une d’elles était venue avec une de ses copines, hôtesse de l’air, que je trouvais à mon goût, je me souviens de la manoeuvre habile de fin de manif par laquelle, profitant d’un mouvement de foule et avec sa complicité, nous avons « perdu » les autres, et ce qui s’ensuivit, qui relève du domaine privé.

Elle habitait un studio sous les toits, rue Saint-Séverin~: c’était bien pratique pour rallier la Sorbonne…

Je me souviens de la nuit du 24 mai, qui fut peut-être la plus sauvage, et sanglante. La soirée avait commencé par cet immense sit-in aux abords de la gare de Lyon, où furent sortis les transistors pour écouter de Gaulle ( « Son discours, on s’en fout » , on l’écoutait quand même, et à la fin, quand le vieux chef eût dit qu’il partirait si son projet de référendum était désavoué, tous les étudiants sortant leur mouchoir et sur l’air des lampions~: « Adieu de Gaulle, adieu » ) ~ ; c’est la nuit, aussi, où l’on incendia la Bourse (ça, je ne l’ai pas vu, déjà repassé rive gauche) et où furent abattus les grands platanes du Boul’Mich pour une nouvelle nuit des barricades, sans guère d’enjeu celle-ci ­le Quartier latin était « libéré » depuis longtemps­ et dont on peut penser que c’est volontairement que le pouvoir l’a laissé dégénérer~: c’est l’époque où Fouchet, ministre de l’Intérieur, dénonçait « la pègre surgie du pavé » (comme qui dirait « la racaille » ), pour séparer le bon grain étudiant de l’ivraie des banlieues, déjà, et où l’opinion, en province notamment, basculait franchement du côté de l’ordre ( « La réforme, oui, la chienlit, non~! » , avait dit le Général).

J’ai déjà dit que les reporters radio avaient été privés de leur radiotéléphone~: ils appelaient donc, au coeur de la nuit, de chez des particuliers pour rendre compte du déroulement des opérations. J’étais souvent fourré avec quelques-uns d’entre eux, profitant de leur bagnole sans vergogne et les accompagnant dans leurs expéditions. C’est ainsi que cette nuit-là, dans un grand appartement éclairé vers les 3 ou 4 heures du matin, où nous cherchions un téléphone, nous sommes tombés dans une réception mondaine, une sorte de barricade-partie, avec buffet bien fourni et, installé en tailleur sur la moquette du salon, combiné dans une main et whisky dans l’autre, nous ayant précédés, le grand reporter maison d’Europe 1 décrivant avec réalisme les charges sauvages des CRS…

Je me souviens… Des souvenirs, j’en ai en pagaille, je pourrais vous en gratter des pages et des pages. C’est ce mois de mai, pour moi comme pour tant d’autres, qui a décidé de toute ma vie.

Je préfère y adjoindre quelque chose qui n’a rien à voir, et pourtant si, beaucoup~: en juillet, à Paris, tout est à peu près fini. Gueule de bois. Mais déjà me voici à Prague, envoyé par le journal, au moment des ultimes négociations avec les Soviétiques (à Cierna et Bratislava)~: le Printemps tchécoslovaque n’en a plus pour longtemps, la chape va retomber. Sur la célèbre place Wenceslas, les Champs-Élysées pragois, le souk~: stands et échoppes, drapeaux rouge et noir, guitares et patchouli, hippies et militants mêlés, groupes de badauds qui déambulent, s’interpellent, débattent…

J’hallucine~: je suis encore à Paris, dans la cour de la Sorbonne, où un piano fou chante le blues.

[^2]: La Vie catholique illustrée (aujourd’hui, La Vie), hebdo fondé et dirigé par un grand bonhomme, Georges Hourdin, où, frais émoulu de l’École supérieure de journalisme de Lille, je fis mes premières armes.

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