Un homme à la mer

En 1963, Bryan Stanley Johnson embarque sur un chalut pour faire le point. Trois ans plus tard, paraît le roman de son voyage en mer et en lui-même. Un monologue intérieur très Nouvelle Vague, plein de souffle et d’esprit.

Ingrid Merckx  • 12 juillet 2007 abonné·es

Pearl… Phoebe… Phyllis… Prunella… Une fille de la fac. Il ne sait plus son nom. Elle en a un. Elle en a vingt. Peu importe. Elle ne lui sert qu’à mieux se souvenir de Joan. Elle, c’est plus clair : la forme de ses seins, la manière dont elle lui faisait l’amour, la moue qu’elle a eu la dernière fois qu’ils se sont vus. Embarqué sur un chalut qui malmène furieusement son estomac, bloqué dans sa couchette, il tente de se remémorer. Avec précision. Comme s’il cherchait, en pliant sa mémoire au même ressac que celui subit par son corps, une vérité. De ballottage en ballottage, alternant le récit de ce qui se déroule sur le rafiot tandis qu’il est à fond de cale, et de ce qui s’est passé dans sa vie jusqu’à son départ, le narrateur pilote à la fois un travail sur soi et un travail de mise en forme du réel. Croisant habilement l’intérieur et l’extérieur, il file la métaphore d’une dérive où le mal-être rejoint le mal de mer, où le mal de mer avale le mal-être. « Je préférerais dormir, bien sûr, mais penser ne pourrait mieux tomber, c’est pour ça que je suis ici, filer les mailles étroites du chalut de mon esprit… »

À 30 ans, Bryan Stanley Johnson, écrivain londonien issu des classes laborieuses, embarque sur un chalut en partance pour la mer de Barents. S’il peine à garder contenance à bord, son récit n’est pas vomissement mais succession de vagues : toute en flux et reflux, l’écriture mime davantage des courants sous-marins que des tempêtes de surface. Pointilliste dans sa quête comme dans la forme, l’écrivain a tenu à représenter, sur la page, jusqu’aux pauses de sa conscience, sous forme de points. Des marques typographiques d’espacement, presque un nouveau signe de ponctuation. En noir les silences de sa pensée. En blanc les phases de sommeil.

Dormir. Penser. Le roman roule entre ces deux activités. Tenter une sortie sur le pont, observer l’éviscération des poissons, morues, colins, carrelets, poissons-chats ou chiens de mer. S’égarer dans des illusions anthropomorphiques. Puis redescendre s’allonger. Pour penser au début de la guerre, quand il avait six ans, à son exil à la campagne, époque à laquelle il a pris conscience des différences de classes…
Dormir. Ressortir découvrir, par fragments, un peu du territoire de chaque membre de l’équipage. Repenser à ses amours, successifs, ratés. Les premiers, jusqu’à Joan, puis Gwen, Dorothy, Eva, Laura, Ginnie…
Chalut tient du roman initiatique. Au fur et à mesure que la pêche progresse, et que les côtes norvégiennes se rapprochent, les nausées s’apaisent, le bouillonnement de la mémoire aussi. Purger, expurger.

Chalut relève aussi de l’autoanalyse. Mais une autoanalyse marquée par un souci d’exactitude peu banal : B. S. Johnson force ses souvenirs, piste les détails, souligne les associations d’idées ; et les dérapages – « Je passe du coq à l’âne », « Cette séquence est complètement décousue » – répètent qu’il est là, sur ce bateau, pour trouver les bons mots. Il glisse des traits caustiques qui signalent une nette tendance à l’autodérision. « Le meilleur remède contre la naupathie avait-il dit d’une voix pontifiante. Mal de mer, même nombre de syllabes, qu’avait-il à perdre ou à gagner à pontifier ainsi ? Je ne manquerai pas de le chapitrer sur l’incapacité de ses pilules quand je reviendrai, si je reviens un jour, oh, oh, à soulager ma condition, cette trop humaine condition. »
Bryan Stanley Johnson avait une idée assez radicale de ce que devait être la littérature, révèle l’excellente préface de Jean-Michel Ganteau. « Raconter des histoires, c’est raconter des mensonges… c’est raconter des mensonges sur les gens… c’est créer ou renforcer des préjugés. »

Pour satisfaire sa soif de vérité, l’écrivain part de lui, parle de lui – « Moi . . Toujours avec moi . . » –, ce qu’il ressent, ce qu’il regarde, ce qui l’agite. Le roman n’est pas, pour lui, le lieu de l’imaginaire mais du vécu : « La littérature nous apprend quelque chose de vrai sur la vie : et comment raconter quelque chose de vrai à travers la fiction ? » Alerte monologue intérieur, Chalut rattache Bryan Stanley Johnson à une lignée d’écrivains qui partirait d’Édouard Dujardin (Les lauriers sont coupés), passerait par Joyce et arriverait à Alain Robbe-Grillet. Qu’il admirait, tout comme le cinéma d’Alain Resnais.

Ce n’est pas un hasard si Chalut chahute les frontières romanesques en jouant sur la déstructuration d’un récit qui se restructure en tanguant. Expérience ou expérimentation caractéristique des sixties, entre le cinéma Nouvelle Vague et le Nouveau Roman, Chalut ménage entre les blocs de texte des espaces de possibles. Un peu de place pour le lecteur, complice de la mise à nu, mis à l’aise par des aveux impudiques, tenu en haleine par des descriptions de vie en mer pleines de souffle entre le documentaire et l’épopée. Ces espaces sont aussi comme le contre-champ du récit, le lieu de l’écriture, l’endroit où l’écrivain se pense et se montre en train d’écrire, disant ses hésitations, commentant une anecdote, interrompant sec une parenthèse. Incluant un peu de sa propre houle dans les pages. Presque un credo. Publié en 1966, sept ans avant le suicide de l’écrivain, Chalut (Trawl) n’avait encore jamais été traduit en français.

Culture
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