Des clés pour redémarrer

En région parisienne, le Village de l’espoir accueille des personnes sans domicile et leur offre un toit de transition entre la rue et un logement autonome. Visite des lieux.

Xavier Frison  • 13 septembre 2007 abonné·es
Des clés pour redémarrer

Cela commence à devenir une habitude. Un brave berger allemand, l’air tout apeuré, vient d’atterrir aux portes du Village de l’espoir, conduit par une bonne âme convaincue qu’il appartenait à l’un des résidents. Manque de chance, il ne fait pas partie de la dizaine de canidés arrivés ici avec leur maître, un beau matin de mars.

Ils sont actuellement cinquante-quatre ex-galériens de la rue à occuper la trentaine de bungalows flambant neufs répartis le long d’allées proprettes, tout près de la gare RER de Vitry-sur-Seine, dans le Val-de-Marne.

Illustration - Des clés pour redémarrer


Xavier Frison

Ouvert depuis six mois, le village est tenu par Jacques Deroo, surnommé « le maire » par son équipe. Un éducateur spécialisé au parcours singulier [^2], gouailleur, passionné, provocateur aussi, qui n’hésite pas à aller au contact pour faire régner l’ordre : « Le premier mois, c’était la pagaille. Il a fallu que j’utilise la violence qu’ils utilisaient contre moi pour leur faire comprendre comment ça fonctionnait ici. Je ne suis pas mère Térésa » , explique-t-il, goguenard, entre deux bouffées de cigarette, un blouson de type treillis militaire sur le dos. L’observateur avisé confirmera en effet sans mal la différence de style entre les deux personnages !

Côté coeur et engagement, Deroo et les treize autres salariés du village peuvent cependant en remontrer à beaucoup. Car pour voir le projet sortir de terre, il a fallu être tenace. Sur le bureau des ministères depuis 1989, le dossier avance enfin après la mobilisation des Enfants de Don Quichotte au Canal Saint-Martin, à Paris, cet hiver. Le temps de dénicher un terrain appartenant à l’État, de réunir la somme de 1,5 million d’euros, nécessaire à la viabilisation des lieux et à l’achat des bungalows, et le tour était joué. Le tout, dans le dos du ­ vrai ­ maire de Vitry et du voisinage, désormais rassuré par les nouveaux arrivants.

La gestion financière est assurée par l’association Coeur des haltes [^3], tandis que le site est géré par Adoma, l’ex-Sonacotra. À l’équipe de travailleurs sociaux de prendre en charge le volet humain de l’affaire. À première vue, et sans occulter les soubresauts que peut connaître le village par gros temps, l’endroit est paisible, bien tenu et coquet. Chacun possède sa clé et vaque comme bon lui semble à ses activités, dans le cadre du règlement intérieur. Un choc pour certains : « Un résident à qui on venait de confier ses clés n’osait pas les prendre , se souvient Liliane Gabel, une ancienne du Samu social [^4] aujourd’hui animatrice sur le site. Il n’osait pas non plus s’asseoir, de peur de salir, et a commencé par dormir dehors, devant son bungalow. » Entre 60 et 70 % des résidents travaillent, contre 5 % à l’ouverture du village, validant ainsi la thèse du « maire » selon laquelle il faut d’abord offrir un socle aux plus démunis avant de les relancer dans une vie sociale et professionnelle plus « normée ».

Depuis les bureaux administratifs, un parasol nonchalamment planté attend des hôtes devant un mobil-home aux volets pourpres. Au fil de la matinée, des résidents sortent de leur maison et viennent saluer tout le monde, à l’accueil ou dans les bureaux, voire devant le bungalow de Jacques Deroo et de sa femme. Eux aussi vivent dans le village depuis que leur appartement parisien a été victime d’un incendie criminel, quelques jours avant l’ouverture des lieux. Bien sûr, il y a des heures plus acrobatiques, comme la première soirée suivant le versement mensuel du RMI : « Quand les résidents fêtent la « saint Rémy », on sait que ça va être plus chaud , s’amuse Liliane Gabel. Dans ces moments-là, des disputes peuvent éclater pendant une partie de cartes ou pour un simple mot mal interprété. » Frankie, lui, un ancien du canal Saint-Martin, villageois depuis avril, se sent bien dans son nouvel environnement. D’un large geste des bras, il embrasse le paysage et souffle : « Qu’est-ce qu’on peut demander de plus ? Il ne manque plus qu’une petite femme. » Marqué par la rue, il se remet tout juste d’une longue maladie, mais semble prêt à remonter la pente. Comme tout le monde, sauf exception pour les rares habitants privés de toutes ressources, il paye un loyer de 60 euros mensuels (90 euros pour un couple). « Ils règlent aussi les transports, la bouffe, la lessive. Rien n’est gratuit ici, on ne fait pas dans le prêt-à-consommer, qui est une grosse connerie » , poétise Jacques Deroo. Car les résidents sont voués à quitter les lieux pour un logement totalement autonome, où le soutien sera réduit au minimum, même si un suivi est prévu. Même le projet du Village de l’espoir est aujourd’hui provisoire, lancé pour une durée expérimentale de neuf mois avec obligation de « résultats ». Une épée de Damoclès suspendue par la préfecture.

Alors, il faut faire vite et bien, tout en essayant de contenter tout le monde. Pas facile, quand « plus de cent demandes » arrivent par jour de toute la France. La commission d’admission, qui se réunit à chaque fois qu’une place est libre, compte la Ddass de Paris, la Ddass du Val-de-Marne, Coeur des haltes et Adoma. Ce qui n’empêche pas Jacques Deroo de passer outre et de choisir à l’occasion des gens « hors critères ». « Après, je me fais engueuler, mais je m’en fous. Je veux aussi des gens très abîmés ici, sans ressources et incapables de vivre en autonomie dans un appartement normal. Je le fais exprès, pour qu’on soit obligé de se poser la question : et avec eux, qu’est-ce qu’on fait ? » L’un de ces sept ou huit résidents, au détour d’une balade dans le village, vocifère contre le « maire ». Il lui en veut encore d’avoir éjecté du village l’amie qu’il avait ramenée la veille sans formuler de demande officielle, comme le veut la procédure. En une même phrase se mêlent les insultes et les déclarations d’amour, mais le mal-être affleure : « Ici, c’est trop réglementé, c’est comme une prison, tu vois ce que je veux dire » , ose le résident contrarié.

L’équipe, qui en a vu d’autres, est pourtant unanime pour constater l’évolution positive du personnage depuis son arrivée. Alors qu’il s’éloigne en maugréant, dans le bâtiment administratif, on est tout à la joie de confirmer les trois premiers relogements décrochés par les conseillères en économie sociale et familiale. Une première salve qui en appelle d’autres, parmi les treize dossiers en cours de négociation. Au moment de quitter les lieux, le visiteur croise de nouveau le jeune berger allemand échoué ici quelques heures plus tôt. Adopté par les résidents, il jappe maintenant comme un vieil habitué qui se sent chez lui.

[^2]: www.salaudsdepauvres.com

[^3]: , 22, rue Paul-Belmondo, 75012 Paris.

[^4]: Si l’exclusion m’était contée, Les points sur les i, 256 p., 17,90 euros, voir Politis n° 962.

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