L’utopie du travail flexible

La « flexicurité » est contradictoire avec le fait que le travail se déploie dans un espace et demande du temps pour apprendre, se perfectionner, innover.

Christophe Ramaux  • 13 septembre 2007
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Raisonner en termes de flexicurité, c’est inscrire dans les têtes que la flexibilité est la caractéristique inaugurale de l’emploi, sa première « qualité ». Le travailleur de demain sera d’abord flexible, instable, avant d’être peintre, pâtissier, fraiseur ou enseignant. Une belle victoire pour les économistes libéraux d’inspiration néoclassique. Depuis longtemps, ceux-ci proposent de réduire l’ensemble des relations humaines (le travail mais aussi le crime, le mariage, le sport, etc.) à des relations d’échange. À l’encontre de cette vision, on peut soutenir que le travail ne se réduit pas au moment de l’échange. Il se déploie dans un espace, celui de la production (l’espace de l’usage et de la création de nouvelles ressources), par construction irréductible à l’échange (l’espace du marché où sont échangées les ressources).

Les entreprises ont évidemment besoin d’une certaine souplesse, y compris en termes d’ajustement des effectifs. Le capitalisme financiarisé en demande trop en la matière avec ses licenciements « boursiers ». Mais, dans n’importe quelle société, des entreprises fermeront pendant que d’autres seront créées. Le problème n’est pas d’admettre cela. Le problème surgit lorsqu’on qualifie le travail et l’emploi prioritairement par ce biais. Or, travailler suppose du temps. Du temps pour apprendre comment produire concrètement, réaliser les opérations, se perfectionner, innover éventuellement. On ne travaille pas comme on croque un sandwich. Bref, l’emploi exige, par construction, une certaine durée. Celle-ci peut être plus ou moins importante selon les qualifications (les emplois précaires sont massivement concentrés sur les emplois peu qualifiés… mais qui peut prétendre que l’avenir est ici ?) et les choix sociaux opérés. Emploi et stabilité sont néanmoins largement isomorphes, tautologiques bien plus qu’antinomiques. C’est bien là que le bât blesse : le discours sur le travail mobile dénature le travail lui-même.

Suffit-il d’une « trouvaille » finalement très partielle, très localisée quant à ses effets, pour répondre au néolibéralisme ? Certains le soutiennent en suggérant que la flexicurité permettrait de dessiner un nouveau modèle social.

C’est évidemment sous-estimer la cohérence d’ensemble, et partant la force, du néolibéralisme. La flexibilisation du droit du travail, le pouvoir accru de la finance, le nouveau partage de la valeur ajoutée au bénéfice des actionnaires qui en résulte, ou bien encore la remise en cause de la protection sociale et la privatisation des services publics ­ pour faire place à ce que le Medef nomme les « nouveaux entrepreneurs sociaux » (entreprises de service et assurances privées, fonds de pension, etc.) ­ dessinent un projet global.

Ce projet, et c’est une preuve supplémentaire de sa redoutable cohérence, a son pendant proprement politique avec la remise en cause des cadres mêmes de la démocratie politique, qui, pour être éminemment perfectibles, avaient néanmoins permis de construire une série de protections pour « ceux d’en bas ». Au nom de contraintes supposées inéluctables (la mondialisation, la financiarisation, etc.), on soustrait au peuple, à ses représentants élus, le pouvoir même de faire la loi, d’édicter les règles d’organisation économique et sociale. Cette dépossession se fait par le bas, avec, par exemple, l’idée que les règles en matière de droit du travail doivent dorénavant être établies au niveau de chaque entreprise, là où le rapport de force pour les salariés est évidemment le moins favorable. Elle s’opère aussi par le haut, en confiant les principaux leviers de la politique économique à des instances supranationales (Banque centrale européenne, Commission européenne, OMC, etc.), étrangères, par leur construction même, à toute intervention démocratique du peuple.

La démocratie peut dès lors être réduite à sa variante la plus faible : le respect de quelques libertés, évidemment essentielles, mais qui se trouvent elles-mêmes perverties par la marchandisation croissante de toutes les relations sociales. Car l’essentiel est bien ici : il s’agit de confier au marché, et plus précisément au capital ­ qui joue en fait fréquemment contre la concurrence ­, le soin de décider de l’essentiel.

Le nouveau capitalisme ainsi conçu est parfaitement fonctionnel pour certains intérêts. Difficile de parler de « crise » pour les propriétaires de capital dont les revenus ont littéralement explosé au cours des dernières décennies. Force est de constater qu’il ne sert cependant pas l’intérêt général. Les dernières Trente Glorieuses du capital ont clairement été « Trente Piteuses » pour le plus grand nombre. La légitimité du nouveau capitalisme est donc fragile. Elle l’est d’autant plus, et l’on retrouve le volet proprement politique, que s’opère un basculement majeur en termes de principe de souveraineté. La souveraineté actionnariale (une action, une voix) prend le pas sur la souveraineté citoyenne (un homme, une voix). Le capitalisme tend ce faisant à disjoindre libéralisme économique et libéralisme politique, alors même que leur jonction était au coeur de sa légitimité.

Christophe Ramaux est économiste, maître de conférences à l'université Paris-I et chercheur au Centre d'économie de la Sorbonne (équipe Matisse). Cet article reprend des développements présentés dans son récent ouvrage : Emploi, éloge de la stabilité. L'État social contre la flexicurité, Fayard-Mille et Une Nuits.
Temps de lecture : 4 minutes
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