Fête pas la gueule !

Les Ogres de Barback grandissent mais en gardant le sens de la mesure. Toujours timides et mélancoliques, ils noient leurs inquiétudes dans une belle idée de la famille, de l’indépendance et de l’insoumission.

Ingrid Merckx  • 25 octobre 2007 abonné·es

De l’eau a coulé sous les ponts depuis les premiers concerts des Ogres. Un soir à la Guinguette pirate, encore bâchée, roulant et traversée de courants d’air… Un après-midi d’hiver à la Ferme du bonheur, entre poules, canards et vin chaud… Transpirants au fond d’une cave où la contrebasse s’écorchait la tête sur la voûte trop basse… Quelques années plus tard sous le chapiteau Latcho Drom, avec lequel ils ont sillonné le pays pour la tournée « Un air, deux familles »…

Pas fatigués de la route, et désireux de se retrouver tous les quatre après plusieurs aventures collectives (Les Hurlements d’Léo, La fanfare du Belgistan), les Ogres de Barback reprennent cet automne, et jusqu’en mars [^2]
, leur spectacle lancé au printemps pour la sortie de leur dixième album, Du simple au néant . Le 16 octobre, ils passaient par la capitale et investissaient le Grand Rex. « Ça vous plaît, les fauteuils en cuir ? a lancé Fred, le chanteur. Profitez-en parce, que le morceau qui suit n’est pas joyeux… »

De rades bohèmes aux salles plus classes, les Ogres ont toujours fait dans la chanson triste ­ c’est presque un gag ­, mâtinée d’airs et de rythmiques tirant sur le manouche. Un côté slave. Tantôt mélancolique, tantôt enflammé. Flirtant aussi avec le rock français. Entre veillées entre potes et pogos bonhommes. Ardents défenseurs de la proximité : dès leurs débuts, les Ogres ont tenu à supprimer le maximum d’intermédiaires avec leurs auditeurs. Autoproduits, ils ont monté en 2001 leur label, Irfan (du nom de leur album Irfan le héros ), pour récupérer la distribution de leurs disques. Deux ans plus tard, ce label commençait à distribuer d’autres groupes émergents comme les Fils de Teuhpu, en première partie au Grand Rex pour un ciné-concert emballant. Les Ogres, c’est un peu le symbole de l’indépendance conservée jusque dans le succès. Un de leurs traits de caractère. Comme la timidité. Ils n’ont pas vraiment l’esprit des grandeurs. Alors, le Grand Rex, ça pouvait surprendre un peu…

Les yeux plus gros que le ventre, les Ogres ? Pas au niveau du nombre de fauteuils : leur dernier album s’est déjà vendu à plus de 30 000 exemplaires. Mais au niveau du son peut-être, car le Grand Rex a bravé les musiciens. Trop grosses fréquences, basses saturées, chant couvert : du balcon, ils paraissaient écrasés par la puissance électrique. Pour des adeptes de l’acoustique, le tour ne manquait pas d’air… Mais peu de chance que cela se reproduise. D’autant que, pour cette tournée, les Ogres ont prévu une nouvelle formule, « Les Triplettes de Barback », soit trois soirs dans une même ville dans trois lieux différents pour des concerts différents : assis, debout, autres titres, autres oreilles… Les Ogres ont grandi. Essaient de négocier avec leur taille. Il y a toujours les quatre frangins-frangines, Samuel (guitare, violon, trompette, épinette, et autres), Fred (accordéon, trombone, chant, guitare, et autres) et les deux jumelles, Alice (violoncelle, contrebasse, tuba, trombone) et Mathilde (flûte, piano, clarinette et autres…). Mais ils ont maintenant une équipe technique qui glisse autour d’eux pendant tout le spectacle. Car la scène aussi a grandi. Compte des installations, des décors. Dont trois panneaux de projection, au fond, et une jolie grue métallisée qui suspend la contrebasse. Un peu garage, un peu chantier. Le soubassophone aussi est dans les airs, comme le tuba. Figurant des instruments géants pour des Ogres-Monty Python affairés dans un grand magasin. Il n’y en a plus trois ou quatre pour chaque, mais une quarantaine. Ils en changent tout le temps, essaient différentes combinaisons, passent par le quartet à cordes, de guitares, de cuivres, d’accordéons… Les ombres qui les assistent dans leur manège joueur donnent à la scène un air de changement de plateau permanent.

Un rien stars, les Ogres ? Marionnettes plutôt. Une métaphore qu’ils poussent loin sur ce spectacle où ils ne montrent une belle abondance que pour mieux s’en défaire devant tous.

Rayonner sans prendre trop de place. Laisser chanter le public et s’éclipser en coulisses… Aspirer à l’effacement tout en se multipliant. Les Ogres sont quatre. Ils sont vingt. Plus ceux qu’on ne voit pas : cousins-cousines, copains-copines, même la grand-mère est invitée en voix off dans une chanson arménienne («~Jeannette~»). Va savoir si c’est elle, mais peu importe. Les Ogres ont une grande idée de la famille. Famille proche~: frères, soeurs, parents, gamins… Famille musicale~: Brassens, Ferré mais aussi Renaud, les Béruriers noirs, les VRP, les fanfares en tout genre… Famille élargie~: les milliers de fans qui les suivent depuis treize ans (à en croire la moyenne d’âge au Grand Rex) et trop contents de reprendre leurs incontournables comme «~Dans une rue de Panam~», «~Pour me rendre à mon bureau~», «~Grand-mère~», «~Contes, vents et marées~», et même certains morceaux de Pitt Ocha , leur album pour enfants. Mais famille politique aussi. Le spectacle démarre dans des étincelles stroboscopiques avec une voix samplée qui scande~: «~Quelque chose de nouveau est arrivé dans le pays.~» L’ambiance, urbaine, électrique, bruyante, tire vers l’inquiétude, l’anxiété. La colère~: «~It’s not my president~» , griffonne une main sur un écran dans leur dos. Message sans équivoque. Une amie malienne monte sur scène pour faire le boeuf sur un morceau. Une chanson défend l’amour d’un homme pour un homme («~Jérôme~»). Et, vers la fin, les écrans diffusent le film du Réseau éducation sans frontières, Laissez-les grandir ici .

Trop tendres, les Ogres~? Plus pour se tenir chaud semble-t-il. Car ils n’auront jamais autant exprimé doutes et peurs que dans cet album, Du simple au néant , et dans ce spectacle. La musique a perdu un peu de terrain. Moins de mélodies à parité avec le texte, les notes viennent surtout soutenir les mots. Il arrive que le chant s’absente («~Brebis galeuses~»). Ou que le rythme s’emballe, carrément rock («~Ni Dieu ni dieue~»). Et s’ils manifestent une belle idée de la famille, c’est parce que leurs textes la montrent aussi sous son versant sombre : celui qui n’a rien fait d’autre que des enfants dans son département («~50 ans~»), ou le frère suicidaire («~Pas bien~»). «~Il ne restera rien, on va crever demain~» , chantent-ils aussi. Au moins, ils ne racontent pas des craques à leurs gosses. Autour d’eux, c’est le chaos. La révolte d’abord, lors d’un «~Salut à toi~» mémorable, repris des Bérus, et clamé sur fond d’écrans rouge sang. La désolation ensuite, quand des images de ville bombardée et de brouillard de ruines défilent sur les écrans derrière leurs silhouettes tracées à la peinture blanche, qui continuent de jouer en marchant. Un des plus beaux titres de l’album s’intitule «~Pour tant qu’il y aura des hommes~».

La scène est vidée, au fur et à mesure. Comme si les Ogres se déshabillaient. Étaient déshabillés. Du faste, des décors, de l’électricité. Il semble n’être jamais aussi bons que tout nus, sans ampli, serrés sur un petit podium comme sur le couvercle d’une boîte à musique. Et quand ils reviennent pour les rappels, c’est avec des marionnettes d’eux-mêmes. Légèrement pliés, ils ne regardent pas le public mais leurs doubles de bois. C’est comme l’aveu d’un rêve d’enfant. Un fantasme de Pinocchio à l’envers. Un pied de nez au réel.

[^2]: En concert le 26 octobre à Trappes (78), le 27 à Lagny-sur-Marne (77), le 31 à Saint-Lô (50), le 1er novembre à Tulle (19), le 2 à Mont-de-Marsan (40)… Pour les dates suivantes : ., <www.irfan.fr>.

Culture
Temps de lecture : 6 minutes