Il était une foi…

Le quotidien des moines de la Grande Chartreuse inspire une réflexion sur le renoncement aux biens.

Jean-Claude Renard  • 25 octobre 2007 abonné·es

À genoux, une prière muette, les coudes sur un pupitre. Sonnent 3 heures à la cloche dans un ciel cobalt tapissé de piafs. Tombe la neige, drue, glapissant sourdement sur des murs colmatés à la chaux. Petits pas saccadés, martèlement de sandales sur le dallage de marbre. D’autres pas qui résonnent sous les voûtes. Moment de lecture. Toujours les coudes sur le pupitre. La canne hésitante sur le parquet d’un vieil homme courbé. Le tic-tac d’une pendule. Les mesures d’une chasuble. Une prière énoncée à la lueur vacillante d’une bougie. Un banc-titre : « Qui ne renonce pas à tous ses biens et ne marche pas à ma suite ne peut être mon disciple. » L’arrivée d’un novice est l’occasion de rompre le silence. Sans tapage, sans violence. Ni impatience. Un mot est un mot. Calibré milli. Comme la coupe de cheveux au rasoir électrique.

Nouvelle prière. Des branches de céleri émincées beuglent leurs fragrances en cuisine. Le couteau claque sur la table. Des rayons de soleil jouent d’un dégradé clair sur un plancher inégal pendant que les couverts sont rincés dans une écuelle. Sur un chariot à roulettes, c’est l’heure de la distribution de la gamelle pour chaque cellule. Au tour des chats. Bribes de mots pour héler le félin pas pressé d’avaler la tambouille frugale. Une eau de rivière qui frétille, la flotte qui goutte à la fonte des neiges, les premières fleurs gloussant au-dessus de 14 °C. Elles se font des compliments. Coupe de bûches puis fouille des sillons dans le potager, binette à la main. La ferraille racle la terre, son métal qui braille. Un déjeuner dominical au réfectoire, promenade digestive, échange de menus propos avant la procession nocturne. Retour de la prière, des coups de cloche, de la prière encore.

Les bruits familiers troublent à peine la paix monacale de la Grande Chartreuse, des vastes bâtiments élevés sur le site d’un ermitage fondé au XIe siècle dans les Alpes grenobloises. Au rythme des jours et des nuits, de l’hiver à l’hiver, Philip Gröning s’est plié aux règles de la communauté. La première impose le silence, ou bien de parler quand c’est utile au travail. Le réalisateur s’est muni d’une caméra, de micros pour filmer les travaux et les jours, les repas, un quotidien scandé par les messes et la prière. Les plans ont des allures de natures mortes. Avec ou sans corbeilles de fruits. Il s’agit bien pourtant de vies, de vies entières qui se déroulent ici, avec une gestuelle répétée ­ en moyenne, un moine passe soixante-cinq ans de sa vie dans la Grande Chartreuse, des années au même rituel jour après jour.

Quelques-uns de ces « personnages » se sont prêtés au plan fixe, face caméra, l’oeil planté devant l’objectif, sans chaleur ni froideur. Indifférent. Un clignement de paupières et puis c’est tout. Le moine attend que ça se passe, serein, que le cinéaste enchaîne son fondu. Le moine a tout son temps. Précisément parce que débarrassé du temps et des contingences matérielles. Dans le déroulement d’une existence rigoureusement structurée, le réalisateur saisit justement cette essence de la contemplation. Sans en faire un film muet. Rothko a fait la même chose avec le blanc. Surtout, Gröning livre un témoignage sur la foi et sur le temps, sur la solitude, sur le renoncement aux biens et la réclusion volontaire. Sur une vie sans artifice, guipures, fanfreluches et calembredaines. Juste l’essentiel. Ce qui n’empêche pas les moines de chahuter dans la neige, enivrés par les flocons, les robes soulevées par les mouvements de ballets, comme Mario Giacomelli les avait croqués, ailleurs, à l’argentique, dans une espèce de féerie taillée au scalpel de mage.

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