Un Indien chez les Soviets

Dans « le Brahmane du Komintern », Vladimir Léon exhume la figure de M. N. Roy (1887-1954), marxiste, internationaliste et utopiste,
en suivant ses traces de Mexico à Moscou, et de Berlin à New Dehli.

Christophe Kantcheff  • 25 octobre 2007 abonné·es

Quelle étonnante entrée en matière ! Parmi les tout premiers plans du Brahmane du Komintern , un personnage rigolard est interviewé, un professeur en science politique qui avoue dans un fou rire que ce qu’il dit de M. N. Roy, le «~brahmane du Komintern~», lui a été soufflé par le réalisateur, Vladimir Léon. Celui-ci a un certain cran pour suggérer de cette manière aussi peu académique que l’enquête qu’il mène sur M. N. Roy ne pourra être que brouillée, contradictoire, et les informations collectées sujettes à caution, tant le souvenir de cet Indien, né dans la région de Calcutta à la fin du XIXe siècle, s’est dilué. La route est donc loin d’être tracée, ce qui rend le cours de cette enquête excitant.

D’autant que Roy n’est pas n’importe qui. Vladimir Léon a découvert sa longue silhouette élégante sur une célèbre photographie, où il apparaît aux côtés de Lénine, Gorki, Zinoviev et Boukharine, lors du Deuxième Congrès de l’Internationale communiste. De quoi susciter de la curiosité, et plus encore si l’on sait que M. N. Roy, de son vrai nom Navendranath Bhattacharya, était présent à ce Congrès en tant que délégué du parti communiste mexicain !

Au Mexique, Roy, alors nationaliste indien en lutte contre les Britanniques, rencontre dans les années 1917-1918 des Américains pacifistes, sa première femme, Evelyn, qui l’ouvre aux philosophes européens, dont Marx, et un agent de l’Internationale communiste. Invité par celui-ci à Moscou, il aura une influence grandissante au sein du Komintern, notamment sur les thèses coloniales, jusqu’à ce que Staline prenne peu à peu en main les rênes du pouvoir. À Berlin, où Roy s’exile à la fin des années 1920, il se rapproche des communistes allemands opposés à Staline et à Hitler, apprécie l’ouverture de la société de Weimar, et rencontre sa seconde femme, Helen. Enfin, de retour en Inde en 1930, après quinze ans d’absence, il est immédiatement incarcéré par l’occupant Britannique. En prison pendant six ans, il écrit beaucoup et pose les bases de ce qui sera sa philosophie de «~l’humanisme radical~», fondée sur l’éducation et la liberté individuelle, qu’il développera après son échec politique, dû à ses positions antinationalistes et anti-gandhistes, notamment durant la Seconde Guerre mondiale, où il se range du côté des Britanniques contre les nazis.

Du Mexique à Moscou, de Berlin à New Dehli ou Bénarès, Vladimir Léon s’est ainsi lancé à la poursuite d’un homme aux allures de fantôme. Il peine à retrouver sa trace : effacée au Mexique ; conservée en Russie grâce à deux historiens, père et fils, habitant un appartement chiche de Saint-Pétersbourg, alors que le cinéaste fait chou blanc aux archives de l’Internationale communiste à Moscou, vaste puits de mémoire déserté.

Vladimir Léon laisse place aux conditions de son enquête, aux hasards et aux aléas des rencontres. Non seulement parce qu’elle l’humanise, Vladimir Léon ne négligeant jamais tel aspect humoristique, comme par exemple la perte d’une perle pendant l’interview d’une historienne indienne. Mais aussi parce qu’elles donnent des indices sur notre monde contemporain. Déjà très en avance sur son temps, M. N. Roy, réduit à la solitude, prônait notamment la démocratie participative en Inde. Aujourd’hui encore, il ferait figure d’utopiste.

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