La plume du Danube

Pour le centenaire de la naissance de Mihail Sebastian, L’Herne publie ses pièces de théâtre et des chroniques inédites en français, et Stock réédite son « Journal », document littéraire exceptionnel sur la Roumanie de 1935 à 1944.

Ingrid Merckx  • 20 décembre 2007 abonné·es

Besoin de choisir jusqu’à son nom ? Iosif Hechter signait tous ses textes Mihail Sebastian. Articles, chroniques, critiques, essais, romans, pièces de théâtre… et, bien entendu, son stupéfiant Journal, écrit de 1935 à 1944, qui n’a été publié en Roumanie qu’en 1996, soit cinquante ans après sa mort, survenue le 29 mai 1945. Écrivain « juif, roumain et danubien » , mais aussi journaliste, critique et avocat, intellectuel de gauche et « éternel dissident » résistant au fascisme et à l’antisémitisme, Mihail Sebastian a survécu à la trahison de ses maîtres et amis ralliés à l’extrême droite, à la confiscation de ses droits et de ses biens, aux pogroms, à l’isolement, à la guerre, au désespoir… Puis, le lendemain de la libération, alors qu’il se rendait à l’université ouvrière de Bucarest pour donner son premier cours, il est mort, renversé par un camion. Quand on sait le poids du motif de l’accident dans son oeuvre, l’événement ne manque pas de tragique.

Personnalité mélancolique qui ne trouvait de joie que dans la littérature, la musique et le ski, Mihail Sebastian s’est toujours cru condamné à un destin funeste. Il s’est attaqué à l’hostilité antisémite dans son roman autobiographique Depuis deux mille ans (1934, Stock 1998), sorte de prologue à son Journal . Mais l’histoire a rattrapé ce libre-penseur, bientôt prisonnier de son expérience. L’accident dans son oeuvre (son roman justement titré l’Accident mais aussi son théâtre), c’est l’événement qui vient perturber l’ordre des choses. Sorte de « hasard » souvent positif : l’occasion d’une rencontre, d’enrayer l’engrenage fatal, d’échapper à la pesanteur du monde…

«~Mihail a sans doute vécu une vie de chien ces cinq dernières années. Il a échappé aux massacres de la rébellion de janvier 1941, aux camps d’Antonescu, aux bombardements américains et à tout ce qui fit suite au coup d’État du 23 août. Il a vu la chute de l’Allemagne d’Hitler. Et tout cela pour mourir dans un accident de la route, à 38 ans ! », écrit l’écrivain roumain Mircea Eliade, dont la conversion au fascisme a miné Sebastian, ainsi que cela a pu être rappelé récemment, à l’Unesco, lors du colloque organisé pour le centenaire de sa naissance, le 4 octobre 1907. Pour cette occasion, les éditions de l’Herne publient son théâtre ( Théâtre ), inédit en français, et certaines de ses chroniques rassemblées en deux volumes : Femmes et Promenades parisiennes . Un échantillon, d’après son traducteur attitré et fervent lecteur, Alain Paruit, prélevé sur le millier de textes du même genre rédigés par Mihail Sebastian. Chroniqueur prolifique bien qu’écrivain douloureux. De la difficulté d’écrire, il témoigne longuement dans son Journal , « constat lucide et désespéré sur l’engagement à l’extrême droite de la plupart des intellectuels ­ mais aussi journal de création foisonnant de réflexions critiques au sujet de la littérature, de la musique et des arts, de commentaires concernant le déroulement de la guerre, de notations reflétant ses déchirements et les inconforts de sa vie amoureuse » , résume Alain Paruit. Stock vient de rééditer ce texte révélé en France en 1998 et qui a provoqué un énorme choc en Roumanie. « Le régime communiste avait passé sous silence la persécution des juifs », explique le traducteur. Le Journal de Mihail Sebastian, observateur aux premières loges de 1938 à 1944, au coeur de Bucarest, a servi de révélateur. « Aucun livre n’a eu un tel impact en Roumanie après la chute de Ceaucesu » , a souligné le chercheur Léon Volovici, intervenant au colloque à l’Unesco. À tel point que l’on parle d’« effet Sebastian ».

Mais ce Journal va bien au-delà du témoignage, des frontières roumaines, du contexte. Pour Léon Volovici, « il provoque une expérience insolite, à la fois intellectuelle et affective » . Effectivement, ce journal rend, dès ses premières lignes (« La radio est allumée sur Prague. J’écoute le concerto en sol majeur pour trompette… » ), étrangement familière une voix qui mêle le raffinement de la pensée et la hardiesse, l’humilité et le brio, la candeur et la lucidité, l’idéal et la gravité. Mihail Sebastian, « le plus français des écrivains roumains » , pourrait prendre place quelque part entre Camus, Sartre et Proust. Proust pour les tourments amoureux et la plongée dans le Bucarest intellectualo-artistique d’alors, « petit-Paris » dont on trouve encore des traces derrière les vestiges communistes. Sartre pour la question de l’engagement non enrégimenté, le regard porté sur la « zone d’irresponsabilité », son approche de la judéité. Camus pour la tournure journalistique de la phrase, la modernité du ton, la tendance philosophique, la tentation poétique.

Mihail Sebastian définissait l’écriture comme un « acte de présence » . « Je me dis que réunir toutes ces choses dans une seule flamme et passer après par-dessus leurs cendres est la seule liberté qui puisse changer notre vie en autre chose qu’une longue décomposition quotidienne » , écrit-il dans Comment je suis devenu hooligan , un texte en réponse au scandale qui a suivi la parution de Depuis deux mille ans en 1934. Mihail Sebastian, écrivain juif, avait accepté de publier en préface un texte foncièrement antisémite de Nae Ionescu, sorte de directeur de conscience roumain qui était son professeur. Par la suite, Mihail Sebastian a émis le souhait de voir cette préface retirée. Mais, en 1934, le jeune écrivain avait considéré le fait de donner à lire ce texte abject comme « la seule vengeance possible ». L’éminent professeur y glissait : « Iosif Hechter, tu ne sens pas le froid et les ténèbres qui t’entourent ? »

Il les sentait. « Il s’appelle comment votre jeu ?/Il a plusieurs noms mais, comme vous êtes, vous allez rire./Vous craignez mon rire ?/Non. Il s’appelle « Jouer aux vacances ». Il pourrait s’appeler aussi « Jouer à l’oubli »… », explique un personnage de Mihail Sebastian dans Jouons aux vacances , dernière pièce juive représentée à l’époque, en 1938. Sa pièce suivante, l’Étoile sans nom , fut publiée sous un nom d’emprunt. En Roumanie, Mihail Sebastian est surtout connu pour son théâtre, souvent tiré vers trop de légèreté alors qu’il métaphorise jusqu’à la satire les rapports de classe et les pièges de l’histoire dans lesquels glissent des personnages dépressifs tirés d’affaires par des humbles, travailleurs solitaires prompts au fantasme et armés de rage de vivre. « Pour bien lire Sebastian, on doit acquérir l’amour pour la mélancolie teintée d’ironie des êtres qui ne se sacrifient pas, ne combattent pas mais n’abandonnent pas pour autant leur vocation secrète. Le théâtre de Sebastian invite à découvrir des rêveurs habités d’un désir qui dépasse le quotidien et lui résistent par-delà toute tension » , commente le critique Georges Benu en introduction du volume rassemblant ses pièces.

La place de Mihail Sebastian dans la littérature a été faussée par le scandale entourant Depuis deux mille ans et la portée de son Journal, dont on néglige trop souvent la valeur littéraire. Et qui est comme la pièce angulaire de toute son oeuvre. Ce n’est pas un hasard. Mihail Sebastian vouait une grande admiration aux journaux d’écrivains, dont celui de Jules Renard, à propos duquel il écrit, dans Promenades parisiennes : il « consigne sans hypocrisie tout ce que la conscience d’un homme peut connaître au cours d’une vie qui n’est pas faite que d’héroïsme. Le courage avec lequel il se confesse nous désarme. Rares sont ceux qui un jour prirent la plume pour être aussi impitoyables avec eux-mêmes ». Et, plus loin : « Lorsqu’on arrive au terme de ce Journal *, ce n’est pas un livre qu’on connaît, c’est un homme. On le connaît et on l’aime pour sa grande loyauté, pour ses défauts envoûtants, pour son intelligence féérique, pour sa perception des nuances extrêmes. »* À croire qu’il a suivi les mêmes traces, cet écrivain dont l’accident nous a, de surcroît, privés d’un regard précieux sur la suite.

Culture
Temps de lecture : 7 minutes