La peur du peuple

Denis Sieffert  • 17 janvier 2008 abonné·es

On imagine le dialogue, un matin blême, au café Solferino, à l’angle du boulevard Saint-Germain. Jean-Marc : « Le tout est de bien répéter le mot, avec son petit parfum ultragauche : boycott, boycott… » François : « Tu as raison, on ne fait pas plus à gauche que ce mot-là. » Jean-Marc : « C’est du Besancenot ou du Bové dans le texte, ça. » François (enjoué) : « Je m’entends déjà donner des interviews à des journalistes médusés : Oui, vous avez bien compris, le parti socialiste ne votera pas « non » : trop mou ! Trop réformiste même ! » Jean-Marc (gêné) : « Attention de ne pas en faire trop quand même, François. » L’autre, dans son élan : « Voter « non », ce serait tomber dans le piège de Sarkozy… Le parti socialiste, vous dis-je, boycottera la grand-messe de Versailles. Pas question de donner notre caution à une réforme qui vise à esquiver le suffrage populaire pour lequel notre congrès du Mans s’est prononcé. Nous serons inflexibles ! » Jean-Marc : « Tiens, le mot sent tellement le soufre qu’il écorche la bouche de ce pauvre Pierre [Moscovici, NDLR]. Technocrate comme il est, il s’interdit même de le prononcer. Il a fait savoir qu’il ne prendrait pas part au vote. « NPPV », comme on dit dans les procès-verbaux. PS-NPPV : avec un slogan comme ça, il va sûrement gagner la bataille de la communication ! » Rires.

Et voilà (peut-être) comment Jean-Marc (Ayrault) et François (Hollande), respectivement président du groupe socialiste à l’Assemblée et Premier secrétaire, ont ourdi leur petit crime de lèse-démocratie. Et voilà comment deux politiciens aguerris ont pris leurs camarades, et leurs concitoyens, et la gauche entière pour des sots. Et comment, après quelques jours de fine avancée stratégique, ils se sont fait prendre les doigts dans le pot de confiture. Au point qu’ils se repliaient mardi sur une autre échappatoire: l’abstention. C’est leur excellent camarade Henri Emmanuelli qui a mené la charge, sans concessions. Car la ficelle était un peu grosse. Pour des raisons à la fois institutionnelles et arithmétiques, que Michel Soudais détaille dans les pages suivantes, ce « boycott » est en effet la plus sûre façon de faire passer le traité européen dans le dos des Français, et sans l’ombre d’un référendum. Dans cette affaire, nous reprochons moins aux dirigeants socialistes leur engagement en faveur du traité européen dit « modifié » (et qui ne l’est guère) que leur volonté d’éloigner le peuple de ces débats-là. Mais, à vrai dire, les deux sont liés. C’est bien parce que cette drôle d’Europe n’est pas celle des peuples que l’on doit à toute force tenir les peuples à l’écart des processus de décision. Nous pensons pour notre part que le débat référendaire de mai 2005 a fait davantage pour l’émergence d’une conscience européenne que tous les obscurs compromis qui jalonnent l’histoire de l’Union.

Quant à Ségolène Royal, lorsqu’elle invite à la résignation en arguant du fait que le référendum n’était pas dans le programme de Nicolas Sarkozy, c’est toute notre démocratie sociale qu’elle torpille. Une telle conception suppose que la politique ne serait rythmée que par l’élection présidentielle (celle à laquelle elle se prépare déjà !) et qu’il n’y aurait rien d’autre à faire entre deux échéances que de regarder passer le train des mesures les plus régressives. À ce compte-là, mieux vaut tout de suite abolir les syndicats et interdire les manifestations de rue ! Si on ajoute la brillante prestation de Tony Blair devant le conseil national de l’UMP (« Si j’étais en France, je serais au gouvernement… non, je plaisante… » ), on se dit que cette social-démocratie européenne est décidément moribonde. Le fondateur du New Labour est simplement à cette famille politique ce que Nicolas Sarkozy est à la droite : un leader « décomplexé ». Pour rallier idéologiquement le camp d’en face, point besoin de sourds stratagèmes ! Il est au milieu de l’état-major de la droite française comme un poisson dans l’eau. C’est d’ailleurs le traité européen qui réunit Tony et Nicolas. Le premier n’est-il pas venu à Paris chercher le soutien du second pour sa candidature à la présidence de l’Union ? Tout se tient. Et puis les deux hommes ont autre chose en commun : ils affichent fièrement leur statut de nouveaux riches. Le leader historique de la « gauche » européenne vient d’accepter un poste de conseiller à la banque américaine JPMorgan. Le Financial Times , qui donnait l’information dans son édition du 10 janvier, parlait d’un salaire de plus d’un million de dollars par an. Tony Blair, qui vient au passage de toucher 500 000 dollars pour une conférence dans le sud de la Chine, annonce sans vergogne au journal de la City qu’il comptait prochainement accepter « une petite poignée » de postes similaires. Il est vrai qu’avec DSK à la tête du FMI, nos socialistes sont moins en retard qu’ils ont l’air… Conclusion, il est grand temps qu’une nouvelle offre politique apparaisse à gauche.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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