Contre nature

Bernard Langlois  • 28 février 2008 abonné·es

Le vieux Roger, mon voisin, qui chaque jour fait le tour de sa mare, me l’a assuré : les grenouilles ont pondu. « Et quand les grenouilles ont pondu, l’hiver est fichu. Enfin, c’est ce que disaient les anciens ! » Paraît aussi qu’on a vu (et entendu) remonter les grues, pas loin d’ici, et ça ne trompe pas. C’est donc que cette année, dans ce coin de France où je vis, on n’a pas eu d’hiver, ou presque pas. De la pluie, de la brouillasse, du vent mauvais, oui, mais pas de neige. Et depuis trois semaines, du soleil, du soleil, comme s’il en giclait !

Les nuits sont froides encore, et le matin, on ouvre les volets sur une campagne blanche de givre, avec des lambeaux de brume encore pris dans les branches des bouleaux, en face, sur la colline.

Ça ne dure pas : dès le coup de 9 heures, il fait bon s’asseoir au soleil et y réchauffer ses vieux os. Avec dans la tête les vers d’Aragon, bercés dans la musique de Léonardi, une merveille du répertoire que les plus grands ont chantée [^2] : « Il fait beau à n’y pas croire/Il fait beau comme jamais/Quel temps quel temps sans mémoire/On ne sait plus comment voir/Ni se lever ni s’asseoir/Il fait beau comme jamais/C’est un temps contre nature/Comme le ciel des peintures/Comme l’oubli des tortures/Il fait beau comme jamais ! » Il fait beau, mais de ce printemps trop précoce ne faudrait-il pas s’inquiéter ?

(C’était ma contribution bucolique à l’ambiance rurale de cette semaine où l’agriculture tenait salon : ce n’est pas donné à tout le monde de se faire traiter de pauv’ con par un président de la République en exercice.)

DE LA VIGILANCE

Dans le vif débat qui oppose deux confrères que je connais bien (deux fougueux, ce qui n’est pas une critique, tant les mous du genou sont nombreux dans le métier !) : Jean-François Kahn et Jean-Michel Aphatie [^3], au sujet de « l’appel à la vigilance républicaine » lancé par Marianne , je suis tenté de jouer les Salomon. De les renvoyer dos-à-dos.

Disons d’abord ma réserve de principe pour une démarche où le mélange des signataires de tous bords (de Villepin à Brard, en passant par Ségolène Royal, Bayrou, Chevènement, Dupont-Aignan, Mamère, bien d’autres…) ne contribue pas à clarifier le débat politique : mais JFK et Marianne ont toujours raffolé de ces grandes ratatouilles dites « républicaines » , surtout destinées à faire de la mousse, et ça marche, la preuve ! Sur le fond, le texte est sans grande aspérité, destiné en effet à recueillir un large consensus : attachement à la laïcité, à l’indépendance de la presse, à l’indépendance nationale, qui pourrait se dire contre ? C’est le premier point qui fait problème, celui où les signataires refusent « toute dérive vers une forme de pouvoir personnel confinant à la monarchie élective. » On se souvient peut-être que, lors de la récente conférence de presse du président bling-bling, Laurent Joffrin, le directeur de Libé , avait déjà avancé cette notion de « monarchie élective » , et que Sarkozy l’avait mouché (sans élégance ni risque, puisque assuré du dernier mot, sans aucun « droit de suite » du journaliste) en ironisant sur le terme de « monarchie » ­ lui conférant un caractère obligatoirement héréditaire qu’il n’a pas. La monarchie, c’est le gouvernement d’un seul : elle peut-être absolue (comme sous notre Ancien régime) ou constitutionnelle (comme les monarchies européennes modernes) et elle est en effet souvent héréditaire (ce qui n’altère guère son caractère démocratique dans les royautés d’aujourd’hui, puisque le roi y règne mais n’y gouverne pas.) Or, en accolant au substantif « monarchie » l’adjectif « élective » , on lui dénie précisément tout caractère héréditaire pour ne conserver que l’aspect solitaire de l’exercice du pouvoir. Où est donc la contradiction et comment Aphatie, qui n’est point sot, peut-il prétendre qu’il y en a une ? Nous vivons en effet, depuis les débuts de la Ve République, sous un régime officiellement républicain qui est en fait, au moins depuis 1962, une monarchie élective : le monarque est bel et bien élu par le peuple (c’est ce qui lui donne sa légitimité), mais la Constitution est ainsi faite ­ ou du moins interprétée ­ que le pouvoir est concentré dans les mains d’un seul, qui l’exerce avec quelques proches sélectionnés et dans une atmosphère de cour, à peu près sans contrôle et au gré de son bon plaisir.

Ce fut vrai de tous les présidents de la Ve, depuis de Gaulle jusqu’à aujourd’hui, y compris de Mitterrand, n’en déplaise à ses thuriféraires, qui s’accommoda fort bien de ce qu’il avait si vertement condamné sous l’appellation de « coup d’État permanent » .

VIVE LA POLÉMIQUE !

Il n’est qu’une circonstance où nous sortons du pouvoir personnel du Président, où la « monarchie élective » est battue en brèche, c’est quand le monarque perd les élections et que le régime entre en cohabitation.

Celle-ci rétablit l’équilibre entre l’Élysée et Matignon, entre la majorité et l’opposition, et le Premier ministre cesse d’être l’exécutant plus ou moins docile et toujours révocable du Président. Mais ladite cohabitation a pour inconvénient de brouiller les cartes et de paralyser peu ou prou l’exécutif. D’où l’instauration du quinquennat, censé permettre une meilleure adéquation entre les deux pôles du pouvoir, une meilleure « gouvernance » , pour causer à la mode. Premier chef de l’État élu à expérimenter le quinquennat en pleine possession de ses moyens (on compte pour du beurre la fin de règne de Chirac, tant celui-ci se complut vite en roi fainéant), Nicolas Sarkozy est plus qu’aucun de ses prédécesseurs en situation de régner sans partage. Et compte tenu de son équation personnelle, de son hybris , de son ego malade, de son « absence de surmoi » (comme aime à dire Olivier Duhamel), il est conduit tout naturellement à aller au bout de son pouvoir, qu’on s’accorde à reconnaître le plus étendu des régimes démocratiques, États-Unis inclus. De là la pertinence de l’appel de Marianne , que Jean-Michel Apathie a tort, à mes yeux, de traiter d’ineptie : oui, la République cinquième du nom est une sorte de monarchie élective ; et oui, Sarkozy, plus qu’aucun autre avant lui, pousse l’exercice du pouvoir à des limites qui peuvent finir de démanteler le pacte républicain.

Cela étant dit, je donne tort à Jean-François Kahn quand il se laisse aller à traiter Aphatie de suppôt du libéralisme, de journaliste « encore plus à droite que Sarkozy » , ce qu’il n’est pas. Entre le vieux routier qui se prend pour Victor Hugo et le Basque pétaradant devenu une star médiatique, le choc fait des étincelles. Mais tant mieux : vive la polémique. (Et allez en paix, mes frères !)

RÉPUBLIQUE BANANIÈRE

Chaque semaine qui passe donne de nouveaux exemples de cette façon outrageusement personnelle dont Sarkozy conçoit l’exercice du pouvoir (le « personnel » incluant ses proches collaborateurs, autorisés à dispenser la parole du Prince).

L’affaire de la suppression de la publicité de la télé publique comme celle de l’adoption des enfants de la Shoah en sont deux bonnes illustrations : la première, décidée, semble-t-il, en conclave singulier avec Alain Minc, la seconde avec Serge Klarsfeld. Passons sur les déclarations intempestives (et auto-démenties) de sa directrice de cabinet Mme Mignon sur le phénomène sectaire ; glissons sur la nomination de Mme Christine Ockrent, épouse de ministre et femme de ménages, à un haut poste de l’audiovisuel soumis à la tutelle de son époux (pourquoi se gêner ?) : ces moeurs de république bananière ne datent pas d’hier, et on se souvient de Mitterrand se faisant interviewer par trois journalistes dont deux conjointes de ses ministres en exercice : Anne Sinclair et Christine Ockrent, déjà… Et attardons-nous sur la manifestation la plus récente d’un mode de gouvernement qui flirte dangereusement avec l’abus de pouvoir : je veux parler de la loi Dati relative à la « rétention de sûreté » ­ c’est-à-dire la possibilité de garder enfermés, après l’exécution de leur peine, des criminels jugés susceptibles de récidiver. Il se trouve que le principe même de cette loi heurte tous les défenseurs conséquents des droits de l’homme, puisque la punition n’est plus fondée sur des actes dûment commis (ceux-ci ayant déjà été jugés et condamnés, et la peine ayant été exécutée, le criminel a payé sa dette et redevient, théoriquement, un homme libre), mais sur l’éventualité d’un renouvellement de l’infraction : on fait payer par avance à un homme la possibilité qu’il commette un acte criminel, un à-valoir sur crime à venir en quelque sorte, ce qui déjà défie le sens commun !

La loi est votée par la majorité parlementaire et l’opposition requiert l’avis du Conseil constitutionnel. Classique.

LE CONSEIL

On ouvrira ici une parenthèse : le Conseil constitutionnel ­ une sorte de Cour suprême chargée de vérifier la constitutionnalité des lois nouvelles ­ est de création relativement récente (1958), et ce n’est qu’au fil des années (notamment sous Giscard) que se sont étendues les possibilités de sa saisine. On peut nourrir des réserves sur l’opportunité de cette juridiction, qui instaure une sorte de « gouvernement des juges » et peut être perçue comme un obstacle ou un frein à la volonté populaire issue des urnes. Et ce d’autant plus que la nomination des « sages » ( a fortiori du président dudit Conseil, nommé par le chef de l’État) peut être sujette à caution et soupçonnée d’arrière-pensées politiques : on se souvient des commentaires critiques qui ont accompagné l’avènement de Roland Dumas, par exemple. Ce Conseil n’est donc pas une panacée. Reste qu’il existe, que plus personne ne met son existence en cause et que ses décisions, sans appel, s’imposent sans discussion.

MATIÈRE A GLOSER

Comment ça, sans discussion ? Mais pas du tout ! Vous retardez d’un métro ! Le grand président Sarkozy veille au grain et entend poursuivre sans mollir sur les voies de la rupture (tranquille).

Nous avons donc là une première, qui laisse les juristes sur le cul (sauf leur respect). Qu’a donc dit le Conseil ? Qu’il acceptait la nouvelle loi, en gros, qu’elle ne lui paraissait pas contraire à notre constitution, ni à son préambule, ni à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, bref ce qui constitue le corpus constitutionnel de notre République laïque, une et indivisible. Rien que ça, cet acquiescement, laisse un goût amer. Écoutez Robert Badinter : « Lorsque j’étais président du Conseil constitutionnel (1986-1995), j’avais posé sur mon bureau une affichette : « Toute loi inconstitutionnelle est nécessairement mauvaise. Mais toute loi mauvaise n’est pas nécessairement anticonstitutionnelle. » Le fait que la loi sur la rétention de sûreté ait été jugée conforme à la Constitution ne change pas sa nature : ce sera toujours une mauvaise loi. » [^4] Le Prince devrait être satisfait, ainsi que sa Garde rapprochée. Mais point du tout : car le Conseil, dans sa grande malice, a refusé la rétroactivité de cette (mauvaise) loi, la rendant du même coup quasiment caduque : au mieux, elle ne pourra s’appliquer que dans quinze ans. Où en serons-nous dans quinze ans, où sera Sarkozy, où Rachida Dati ?

Le Prince, furieux (je me garderai d’affirmer qu’il a traité les « sages » de gros connards et d’enfoirés mondains, n’en ayant pas la preuve, mais la probabilité n’est pas nulle…), en appelle donc à une autre juridiction ­ la Cour de cassation, en la personne de son président ­ pour trouver un moyen de tourner la décision du Conseil : c’est cela la grande première, ce que Me Eolas (c’est un pseudo), l’avocat le plus consulté et commenté de la blogosphère
^5, appelle « un coup d’État light » .

Dommage qu’Aphatie soit en vacances, il aurait eu matière à gloser !

[^2]: À commencer par la compagne de Lino Léonardi (frange Jeanne d’Arc et écharpe rouge, elle en jetait!), la grande Monique Morelli; mais aussi: Jacques Douai, Léo Ferré, Jacques Bertin, Marc Ogeret, Francesca Solleville, Cora Vaucaire et même les Compagnons de la Chanson, j’en oublie peut-être… (Le titre: «Maintenant que la jeunesse…»)

[^3]: Le premier, qui créa et dirigea successivement L’Événement du jeudi et Marianne , fit ses premières armes en radio en même temps que moi (1968, sur Europe 1); le second, qui sévit sur RTL et Canal+, a débuté en 1988 à… Politis .

[^4]: Le Monde, 23 février (entretien avec Alain Salles).

Edito Bernard Langlois
Temps de lecture : 11 minutes