Rêver à voix haute

Le compositeur suisse Klaus Huber a créé pour Les Jeunes Solistes
un « miserere » où la prière individuelle est convertie en polyphonie collective, autour de textes modernes à forte tonalité politique.

Ingrid Merckx  • 28 février 2008 abonné·es

Comment implorer la pitié de Dieu dans une époque abandonnée de Dieu et sans pitié ? C’est sur cette problématique que s’est penché Klaus Huber quand le chef de choeur Rachid Safir lui a demandé de composer un miserere pour son ensemble, Les Jeunes Solistes. C’était en 2002, le compositeur suisse, aujourd’hui âgé de 84 ans, venait de présenter à Paris une oeuvre autour de textes du poète palestinien Mahmoud Darwich. Relevant le défi, il s’est plongé dans les psaumes du roi David. Mais, stupéfait par leur violence, il a décidé de les dégager de l’ego implorant la miséricorde divine : « Miserere mei Deus » est devenu Miserere hominibus , et de les « troper », c’est-à-dire de les combiner, avec des fragments de textes modernes signés Octavio Paz ( Il cantaro roto ), Mahmoud Darwich ( Murale ), Jacques Derrida ( Nous ? la raison du coeur ) et Carl Amery ( Global exit ).

« Croissance, croissance avant tout ! Ce sont nos âmes que change le marché totalitaire ! Croissance […] Le Mammonisme nous dicte en permanence : TINA ­ T-I-N-A : il n’y a pas d’alternative ! ! ! », clame le fragment « d’après Carl Amery » inscrit au livret du Miserere hominibus de Klaus Huber, présenté dans l’amphithéâtre de l’Opéra Bastille le 19 février. Et voilà retournée la problématique, le compositeur appelant implicitement à résister à Mammon, figure satanique qui incarne le culte de l’argent, de l’utilitarisme, du capitalisme totalitaire.

«La polyphonie suffoque dès le début. Dominant les chocs instrumentaux agressifs, note contre note, qui se développent dans un cycle harmonique déployé dans un futur douteux et dans sa marche rétrogradée, les voix solistes, elles aussi note contre note, s’intensifient jusqu’au cri agressif « Waschstum » » , explique Klaus Huber. Dans son Miserere hominibus , le passage sur le texte d’Amery est en effet celui qui fait entendre le plus de chocs, quand celui sur le texte d’Octavio Paz se fait plus mélodique, mariant le violoncelle et la viole d’amour au chant du contre-ténor : « La vie et la mort ne sont pas des mondes contraires, nous sommes une seule tige avec deux fleurs jumelles, il faut désenterrer la parole perdue… »

Klaus Huber a privilégié les percussions dans cette oeuvre, jusque dans la partition des instruments mélodiques (flûte, clarinette, harpes, alto, théorbe, contrebasse), le placement haut des voix et les bruitages (cymbales, chaînes glissant sur des plaques métalliques). Ils sont une quinzaine sur scène, dont une moitié de chanteurs, à enchaîner variations, pulsations, intervalles, accords… Moins des mélodies pour enjôler les sens, semble-t-il, que des sons stimulant l’intellect.

«C’est une musique à la fois tourmentée et sereine, commentait Rachid Safir le 18 février dans l’église Notre-Dame-du-Liban, où les Jeunes Solistes enregistraient ce Miserere hominibus pour le label Soupir. Un mélange de violence et de tendresse. On oublie assez vite l’étrangeté de certaines sonorités parce qu’elles mettent en situation d’entendre et de comprendre les textes. » Comme ce grincement qui rappelle celui que ferait une porte-moustiquaire battant dans un courant d’air chaud, ou ce claquement évoquant le bec battant d’un grand échassier… Les sons installent comme un décor autour des musiciens, un environnement qui les enveloppe et, par conséquent, les assemble. C’est précisément à la combinaison harmonique des voix que s’intéresse Rachid Safir depuis qu’il a créé l’ensemble en 1988. Polyphonie chorale pour ces futurs chanteurs d’opéra qu’il recrute en fonction de leur capacité à couvrir des répertoires allant du XIIe siècle au contemporain. Et combinaison des répertoires, dont il est persuadé qu’ils s’enrichissent mutuellement. Pour preuve, la première partie de ce concert autour du thème du miserere donnait à entendre des oeuvres de Guillaume Dufay, Johannes Ockeghem et Josquin Desprez. Les miserere de maîtres de la Renaissance mis en regard avec celui de Klaus Huber, contemporain qui pratique aussi bien la composition médiévale que sérielle. « Pour moi, il s’agit de rêver à voix haute, de chanter jusqu’à ce que le chant prenne racine » , confie-t-il en citant Octavio Paz.

Il y avait donc davantage qu’une continuité thématique dans ce programme, une filiation dans les techniques employées mais aussi dans l’expressivité : recherche collective d’une certaine pureté, quête d’un absolu partagé… Témoin, le degré d’entente harmonique atteint par les quatre voix masculines dans la pièce de Dufay, « Salve flos Tuscae gentis » : « Je te salue, toi qui présides à tout ce qui relève des beaux-arts » , avec le contre-ténor affleurant. Témoin aussi, ce Miserere hominibus multigenre, multiculturel et multilingue… L’ensemble polyphonique, « métaphore sociale », résume Rachid Safir. Note contre note.

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