L’invitation

Bernard Langlois  • 27 mars 2008 abonné·es

On sait que les récentes élections espagnoles, qui ont vu la victoire du sortant (« socialiste ») Zapatero, ont été endeuillées par un attentat de l’ETA contre un ancien élu (« socialiste ») basque. On a beaucoup entendu alors sur nos antennes ce commentaire : « ETA s’invite dans la campagne électorale. »

Je me suis alors dit in petto : si l’on ne veut pas qu’ « ETA s’invite » , à sa manière indiscutablement brutale, le mieux serait peut-être « qu’on l’invite » ; comprenez : que le parti qui l’exprime ( « la vitrine légale » , comme on dit), Batasuna, qui a dans un passé récent largement prouvé sa représentativité (il a pesé jusqu’à près de 20 % du corps électoral basque), ne soit pas interdit d’expression et de suffrage, comme c’est le cas depuis plusieurs années. Les Basques ne sont pas gens commodes. Ils forment un peuple, réparti des deux côtés des Pyrénées (quatre provinces en Espagne, trois en France), qui a de tout temps revendiqué son identité et refusé de se reconnaître dans l’entité étatique (ou plutôt les deux) qui l’englobe. Si, côté français, la revendication de l’indépendance reste très minoritaire, ce n’est pas le cas en Espagne, où le mouvement pour l’indépendance, fer de lance de la lutte contre le franquisme, est encore puissant et populaire. Franco n’est plus, ni son régime fasciste. Mais la République espagnole ne parvient pas à régler décemment (c’est-à-dire politiquement, démocratiquement) ce qu’on appelle « l’irrédentisme basque » : on réprime, emprisonne et, trop souvent, torture encore dans les prisons et commissariats espagnols. Et l’on refuse ­ donc ­ l’expression politique d’un sentiment national, qui est pour le moins aussi légitime que celui, tiens, au hasard… des Kosovars.

D’où cette violence qui perdure. Cette ETA qui « s’invite » , quand on ne veut pas d’elle. Et malgré l’annonce répétitive des succès policiers « contre les terroristes » , les chants de victoire réitérés après chaque coup de filet clamant que l’organisation est « décapitée » , la permanence d’une lutte armée que l’Espagne ne parvient pas à juguler.

LES PRINCIPES D’ALBA RICO

Pourquoi diable je vous parle de ça ? Parce que je viens de tomber sur un texte, en circulation sur le Net (sous le titre : « Déclaration de principes d’un intellectuel espagnol » ), de l’écrivain et philosophe Salvador Alba Rico, qui fait l’effet d’un coup de poing au plexus et que je voulais vous faire partager.

Je vous en livre ici un extrait ­ mais je recommande sa lecture in extenso , pour qu’on en goûte mieux la pertinence et la force

T[^2] :

« Je ne condamne pas le roi Fahd, honoré par le roi d’Espagne, qui taille les têtes, coupe les mains et arrache les yeux, qui humilie les femmes et bâillonne les opposants, qui fait l’important en l’absence de presse, de Parlement et de partis politiques, qui viole les Philippines et torture Indiens et Égyptiens, qui dépense le tiers du budget de l’Arabie Saoudite entre les 15 000 membres de sa famille et finance les mouvements les plus réactionnaires et violents de la planète. »

« Je ne condamne pas le général Dustum, allié des USA en Afghanistan, qui a asphyxié dans un container mille prisonniers talibans auxquels il avait promis la liberté et qui sont morts en léchant les parois métalliques de leur prison. »

« Je ne condamne pas la Turquie, membre de l’Otan et candidat à l’UE, qui a rayé 3 200 villages kurdes de la surface de la terre dans les années 1990, qui a laissé mourir de faim 87 prisonniers politiques et emprisonne celui qui ose transcrire en kurde le nom de leurs villes. »

« Je ne condamne pas le sinistre Kissinger, l’assassin le plus ambitieux depuis Hitler, responsable de millions de morts en Indochine, au Timor, au Chili et dans tous les pays dont le nom lui est sorti de la bouche. »

« Je ne condamne pas Sharon, homme de paix, qui dynamite les maisons, déporte les civils, arrache les oliviers, vole l’eau, mitraille les enfants, pulvérise les femmes, torture les otages, brûle les archives, fait exploser les ambulances, rase des camps de réfugiés et caresses l’idée « d’extirper le cancer » de trois millions de Palestiniens pour renforcer la pureté de son État « juif » . » […]

« Je ne condamne pas le Patriot Act ni le programme TIPS, ni la disparition de détenus par le FBI, ni la violation de la Convention de Genève à Guantanamo, ni les tribunaux militaires, ni la « licence pour tuer » accordée à la CIA, ni la fouille de tous les touristes qui entrent aux USA en provenance d’un pays musulman. » […]

« Je ne condamne pas les grands laboratoires pharmaceutiques qui se sont mis d’accord pour tuer 20 millions d’Africains malades du sida. »

« Je ne condamne pas l’Alca qui viole et dépèce les ouvrières des « maquilladoras » de Ciudad-Juarez et fait naître des enfants sans cerveau à la frontière du Mexique avec les USA. »

« Je ne condamne pas le FMI ni l’OMC, providence de la famine, de la peste, de la guerre, de la corruption et de toute la cavalerie de l’Apocalypse. »

« Je ne condamne ni l’UE ni le gouvernement des États-Unis qui placent les accords commerciaux au-dessus des mesures pour la protection de l’environnement et qui ont décidé, sans referendum ni élections, l’extinction d’un quart des mammifères sur Terre. »

« Je suis un démocrate : peu m’importe la mort d’enfants qui ne sont pas espagnols ; peu m’importent la persécution, le silence sur l’assassinat de journalistes et d’avocats qui ne pensent pas comme moi ; peu m’importe l’esclavage de deux millions de personnes qui ne pourront jamais acheter un de mes livres ; peu m’importent les atteintes aux libertés du moment que c’est moi qui manie en toute liberté les ciseaux ; et peu m’importe la disparition d’une planète sur laquelle je me suis tant amusé. » […]

« Je suis un démocrate : je condamne l’ETA, ceux qui l’appuient ou qui gardent le silence, même s’ils sont muets de naissance ; et j’exige, en outre, qu’on prive de leurs droits de citoyens 150 000 Basques, qu’on les empêche de voter, de manifester et de se réunir, qu’on ferme leurs bars, leurs journaux, et même leurs haltes-garderies ; qu’on les mette vite en prison, eux et tous leurs camarades (du jeune militant antiglobalisation à l’écrivain affirmé) et si ce n’est pas suffisant pour protéger la démocratie, qu’on demande l’intervention humanitaire de nos glorieuses forces armées, déjà auréolées de la reconquête de l’île Perejil. Je suis un démocrate car j’ai condamné l’ETA. »

« Je suis un démocrate et je ne condamne que l’ETA. Je fais donc partie de toutes les autres bandes armées, les plus sanguinaires, les plus cruelles, les organisations terroristes les plus destructrices de la planète. »

« Je suis un démocrate. Je suis un connard. »

TIBET : LE PARADOXE

On se souvient des propos de Claude Cheysson, alors ministre des Affaires étrangères de Mitterrand, interrogé sur la réaction de la France après le putsch de Jaruzelski en Pologne, en décembre 1981 : « Bien entendu, nous ne ferons rien ! C’est une affaire interne polonaise. » Mitterrand l’avait, paraît-il, engueulé, sur le thème : « Vous avez parfaitement raison, mais ce sont des choses qui ne se disent pas. »

Adaptez le propos au Tibet et à la Chine. Et soyez bien persuadés que, hors quelques moulinets avec les bras, « nous ne ferons rien ». Nous, je veux dire les gouvernements des États occidentaux, qui ne prendront pas le risque de mécontenter Pékin pour quelques milliers de gueux aux crânes rasés et en robes safran, qui peuvent toujours faire tourner leurs moulins à prières. Affaire intérieure chinoise. Et la Chine pèse bien trop lourd dans l’économie mondiale pour qu’on se fâche avec elle (le jour où on se fâchera vraiment ­ et ça finira peut-être bien par arriver, et pas à cause des bonzes tibétains, ni de quelque grand principe, mais bien pour des affaires de gros sous ­ ce jour-là, ce sera la guerre ; et peut-être bien la der des ders !), et donc, ne rêvez pas, les Jeux auront lieu comme prévu, et les défilés, et le faste qui les accompagne, et les beaux discours sur l’idéal olympique, et les drapeaux, les hymnes et tout le saint frusquin.

Et pourtant, et c’est le paradoxe, il est normal et souhaitable que ce qu’on appelle la « société civile » s’indigne et se mobilise, et en appelle au boycott. Ne serait-ce que pour que, là-bas, dans leur malheur, les Tibétains reçoivent l’écho d’une solidarité de principe, puissent se dire qu’ils ne sont pas complètement abandonnés du monde extérieur.

LE SOUS-PRÉFET PUNI

J’avais rencontré Bruno Guigue, le sous-préfet de Saintes limogé, l’an dernier, lors du salon des droits de l’homme qui se tient chaque année dans la charmante ville saintongeaise. En présence des associations diverses, et notamment de celles qui soutiennent le combat des Palestiniens, le sous-préfet Guigue avait prononcé quelques mots bien sentis sur la situation au Proche-Orient.

Invité à m’exprimer à mon tour, j’avais commencé en disant : « Eh bien ! Vous avez ici un sous-préfet qui décoiffe ! » Nous avions ensuite discuté de manière fort sympathique avec ce haut fonctionnaire atypique, lecteur attentif de Politis (rien que ça…), bon connaisseur des questions internationales, en particulier proche-orientales, auxquelles il a consacré depuis dix ans, outre de nombreux articles, plusieurs essais, publiés sous son nom sans provoquer de remontrances de sa hiérarchie [^3]. Dès lors, en plus des classiques débats : « Peut-on critiquer Israël ? » (on sait qu’en France la réponse est : « Non » ) , ou : « Du devoir de réserve des fonctionnaires » , la question semble bien être : « Pourquoi maintenant ? »

On trouve la réponse, ou des éléments de réponse, sous la plume d’un autre blogueur [^4] sur le site Loubnan ya Loubnan.), spécialiste aussi des questions du Proche-Orient, dont je vous livre ici un résumé succinct : « Le Conseil des droits de l’homme de l’ONU organise en 2009 une seconde conférence mondiale contre le racisme à Durban, après celle de 2001, dénoncée par Israël et les États-Unis comme un « cirque » antisémite et anti-israélien. Au mois de février 2008, les milieux sionistes se passionnent pour la préparation de cette conférence : il faut délégitimer la conférence de manière préventive. » C’est de cette entreprise de délégitimisation, parmi d’autres, que participait la tribune du Monde du 27 février, intitulée : « L’ONU contre les droits de l’homme » , et signée des habituels agents d’influence israéliens, les Bruckner, Finkielkraut, Lanzmann, Taguieff et autres Élie Wiesel. Et l’article de Guigue sur Oumma est une longue réfutation de cette tribune propagandiste, réfutation argumentée, sévère et parfois brutale, comme l’était la tribune elle-même.

Pour vous faire une idée de ce dossier qui n’a pas fini de faire du bruit, reportez-vous donc aux textes ^5. Une fois encore, la censure d’État s’exerce contre un homme seul, sur la pression d’un lobby pro-israélien solidement incrusté au coeur du système politico-médiatique français.

Il n’y a là rien qui puisse nous surprendre, si ça ne cesse de nous indigner.

[^2]: exte complet sur le site du Grand Soir: , et, pour la version originale en espagnol: <www.insurgente.org>.

[^3]: Articles sur Oumma, dans la revue Études, livres à L’Harmattan (notamment: Aux origines du conflit israélo-arabe, l’invisible remords de l’Occident.

[^4]: Nidal (c’est un pseudo

Edito Bernard Langlois
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