Naissance d’une université

L’histoire architecturale et pédagogique de la faculté de Vincennes est d’emblée marquée par la hantise d’un contrordre politique qui annulerait le projet.
Récit.

Claude-Marie Vadrot  • 30 avril 2008 abonné·es

Illustration - Naissance d'une université


La fin des travaux de construction de l’université, en novembre 1968. / ANDRÉ PRIVAT/COLL CMV

Si l’industriel Paul Chaslin modifia si souvent ses plans, c’est peut-être que l’idée même de cette faculté avait germé en des lieux différents et de façons parfois contradictoires. Pas facile de fournir une architecture aux réflexions d’Hélène Cixous, mais aussi à celles menées de façon concurrente, et souvent antagoniste, à Nanterre, dans les commissions de la Sorbonne et le « groupe d’Assas », où siégeaient notamment, avec une vingtaine d’étudiants, Pierre Bourdieu, Michel Alliot et Jacques Monod. La plupart des commissions s’étaient dispersées à la mi-juin, les étudiants insistant sur la cogestion des universités tandis que les enseignants privilégiaient l’autonomie face au ministère. La quasi-unanimité s’était faite sur la disparition des cours magistraux, ce qui rejoignait les vœux du groupe poursuivant sa réflexion autour d’Hélène Cixous ; les bâtiments actèrent ce choix, ses concepteurs essayant aussi de créer un véritable campus ouvert. « À l’américaine », comme plusieurs des expérimentations pédagogiques de Paris-VIII.

S’affranchissant des habitudes, le ministre de l’Éducation nationale, Edgar Faure, et son équipe (Michel Alliot, le recteur Gérald Antoine et Jacques de Chalendar) ­décidèrent de construire une fac dans le bois de Vin­cennes, sans en informer le gouvernement ni même les membres du conseil municipal de Paris. Pourtant, comme le reste du bois, le terrain appartenait à la ville, bien que loué depuis des lustres à l’armée. Une location qui fut transférée au cours de l’automne, et pour dix ans, dans des conditions dont les archives de Paris ne gardent pas de trace, au ministère de ­l’Éducation nationale. Pour Edgar Faure, il fallait faire vite. De fait, dès le mois de septembre, au gouvernement comme dans la majorité gaulliste, les manœuvres de retardement visant à faire capoter « la fac gauchiste » commençaient.

Depuis le 5 août 1968 , informé par le doyen Raymond Las Vergnas, qui assure la liaison avec le groupe réuni par Hélène Cixous, le ministre sait que « sa » nouvelle université sera expérimentale, cogérée par les enseignants et les étudiants, qu’elle sera ouverte aux non-bacheliers, que l’enseignement y sera trans et interdisciplinaire, que les ­certificats annuels laisseront place à des « unités de valeur », que les cours magistraux n’existeront plus, qu’il n’y aura pas d’examen et que pourront y enseigner toutes les personnes compétentes dans leur domaine choisies par les enseignants et les étudiants.
Dès le 18 juillet, Paul Chaslin, patron de la GEEP-industrie, entreprise spécialisée dans les constructions scolaires, assure au recteur Antoine qu’il peut lui construire les 5 000 mètres carrés de locaux univer­sitaires dont il a besoin pour la rentrée, alors que l’administration du ministère ne les promet qu’en bâtiments provisoires pour janvier. Lieu : bois de Vincennes. Apprenant qu’il faudra couper des arbres, le constructeur refuse le premier espace. Le ministère lui propose un autre terrain dans le même bois, mais militaire, et avec quelques arbres que pourront épargner les bâtiments. Quelques jours plus tard, on annonce à Paul Chaslin qu’il faudra 10 000 mètres carrés. Lesquels deviennent 30 000 avant la fin juillet. Le 9 août, le constructeur et le ministère tombent d’accord sur les 30 000 mètres carrés et le terrain militaire. Les plans sont déjà quasiment prêts, mais, le 6 août, le service de conservation du bois interdit l’arrivée des engins, et les vieux bâtiments militaires ne seront détruits qu’à partir du 16 août. La construction commence le 21.

Un autre groupe de jeunes enseignants, autour de Bernard Cassen et de Pierre Dom­mergues, prendra en charge le suivi, souvent au jour le jour, de la construction et des aménagements intérieurs, participant même à la négociation des marchés auprès des fournisseurs. Le projet paraissant bien installé sur ses rails, un autre enseignant, Jean Gattegno, ouvre le bureau des inscriptions dans les locaux de la fac de Censier début ­octobre.

La nouvelle université sera terminée le 16 novembre : avec une crèche (ajoutée de justesse par Bernard Cassen), un restaurant, un bassin, un promenoir couvert, une cafétéria, des laboratoires de langue, des ordinateurs, un bâtiment d’accueil, un studio de télévision, chaque salle de cours étant câblée et reliée à ce studio. Seule l’école maternelle ne sera terminée que quelques mois plus tard. Pourtant, à cette date, l’université expérimentale de Vincennes n’existe pas puisque le décret de création ne fut signé, après plusieurs se­maines d’hésitation, que le 7 décembre par le général de Gaulle. Edgar Faure « oubliera » de venir à l’inauguration : elle se fit discrètement, en présence de Raymond Las Vergnas et du futur administrateur provisoire, Jérôme Séïté, le mari d’Alice Saunier-Séïté, la future ministre des Universités qui fit raser Paris-VIII douze ans plus tard… Elle assouvira ainsi une rancune personnelle, puisque le noyau cooptant avait refusé sa candidature au département de géographie au motif qu’enseignante à Brest elle n’avait pas le « format » politique et scientifique exigé. En fait, elle était surtout soupçonnée (avec quelques autres) de n’être candidate que pour « monter à Paris ».

Illustration - Naissance d'une université


L’université de Vincennes le 10 décembre 1968. Elle peut alors accueillir 7000 étudiants. / AFP

Le recrutement des enseignants se fit à partir du mois de septembre par un groupe de 38 cooptants réunis autour d’Hélène Cixous ; chacun devait organiser la venue d’autres assistants, maîtres-assistants ou professeurs. Il s’agit de la partie la moins transparente de la naissance du Centre expérimental, car se mêlaient les amitiés, les rancunes, où les affinités politiques et intellectuelles à l’intérieur de la gauche, les contacts entre les sympathisants du parti communiste et ceux de l’extrême gauche, trotskiste ou même maoïste, n’étaient pas toujours ­faciles. Quelques jours avant l’ouverture, le pouvoir fut confié, dans des conditions peu claires mais acceptées par tous, au « Groupe des dix » [^2]. Quant aux étudiants, malgré quelques discrètes assemblées générales et la parution le 5 novembre d’un manifeste intitulé Qui prendra le château de Vincennes ? , où ils revendiquaient le pouvoir, ils ont été ­plutôt absents des débats préparatoires. Ils se rattraperont après janvier 1969, comme peuvent en témoigner tous les présidents de Paris-VIII qui ont, un jour ou l’autre, été séquestrés dans leurs bureaux. On doit à ces étudiants, aux différentes variétés de maos, notamment, aux désaccords entre les membres du PC, l’extrême gauche et les autogestionnaires, les soubresauts politiques qui secouèrent la fac tout en la maintenant dans l’actualité, et la survie des conditions exceptionnelles de l’enseignement.

Un enseignement qui, la première année, n’attira qu’un peu plus de 7 000 vo­lontaires mais fit bientôt le plein, la réputation de ­l’originalité des cours et de la qualité des relations entre enseignants et enseignés ayant vite fait le tour de la région parisienne. Les réalités sociales, économiques, culturelles et politiques se retrouvaient dans les ma­tières les plus traditionnelles, mais aussi dans les nouvelles puisque, pour la première fois, la musique, l’urbanisme, le théâtre, le cinéma, l’informatique, la psychanalyse et les arts plastiques s’installaient dans une université.

Jusqu’à la destruction des locaux en 1980, la bataille des étudiants et des enseignants qui n’avaient pas baissé les bras face à la discussion permanente consista à réclamer des moyens qui leur étaient mesurés, et aussi à défendre des diplômes contestés ou à lutter contre les rumeurs répandues par une droite qui ne digérait pas qu’une réforme résiste à l’usure et à ses coups bas. Ceux-ci furent pourtant nombreux. Jusqu’à l’ultime : l’expulsion de Paris-VIII du bois de Vincennes, à l’instigation de Jacques Chirac, maire de Paris, et sur ordre d’Alice Saunier-Séïté, ministre des Universités du président Valéry Giscard d’Estaing. Ce qui donna l’occasion au Canard enchaîné de ­titrer : « Alice a perdu ses facultés ».

[^2]: Bernard Cassen (anglais), Jean Cabot (géographie), Yves Hervouet (chinois), Pierre Dommergues (anglais), Michel Beaud (économie), Jacques Droz (histoire), Claude Frioux (russe), Gilbert Badia (allemand), René Galissot (histoire) et André Gisselbrecht (linguistique).

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