Rosia Montana, la mine défaite

Un énorme projet d’extraction aurifère vient d’être bloqué par la justice roumaine, après huit années d’une résistance acharnée des habitants d’un village en plein cœur de la Transylvanie.

Patrick Piro  • 30 avril 2008 abonné·es

Eugene David est un irréductible. En ­témoigne la marche d’approche qu’il faut consentir pour parvenir à sa ferme. La neige tombe en maigres flocons, elle tient encore en plaques par endroits. On contourne des marécages. Le sentier défoncé, envahi par les branchages, ­empêche le passage de tout véhicule.

Clope au bec, la quarantaine, l’homme écorce à la machette des troncs de bouleau qui renforceront le châssis de sa charrette. « Ma Mercedes ! » Il éclate de rire, dévoilant les accidents de sa denture. On s’abrite dans la pièce à vivre, petit capharnaüm où se rassemble sa famille autour du poêle à bois.

C’est lui qui a fomenté la révolte victorieuse de Rosia Montana, un village au cœur de la Transylvanie roumaine, contre le plus important projet d’exploitation minière d’Europe. En février dernier, après huit ans de contestation émaillés d’innombrables manifestations, rapports, contre-rapports, irrégularités, illégalités, défaut constant de consultation de la population, complicités récurrentes des ministères, recours, pressions politiques, etc., la justice a définitivement annulé un document d’aménagement clé, qui définissait la région comme zone industrielle minière. Malgré l’énorme fête qui a couronné ­l’événement, Eugene garde une défiance terrienne : ­« L’avancée est considérable, mais je me garde de crier victoire, car le projet n’est pas officiellement enterré… »

Gabriel Resources, l’entreprise canadienne qui le porte, avait prévu de pulvériser ­quatre montagnes dominant cette superbe vallée pour en soustraire des métaux précieux. Convoitées : 330 tonnes d’or et 1 600 d’argent. L’extraction minière, à Rosia Montana – Montagne rouge en roumain –, est de tradition depuis ­l’époque préromaine. Le régime communiste a également exploité les filons. Mais le projet pharaonique de Gabriel est sans commune mesure : il signifie la destruction de plusieurs villages et monuments, l’expulsion et le relogement de 2 500 personnes, le déménagement de cimetières, la menace sur des vestiges archéologiques, et l’utilisation de près de 150 000 tonnes de cyanure par an, élément qui a la propriété d’agréger les particules de métal précieux dispersées dans les roches. De quoi produire, à terme, 250 millions de tonnes de boues toxiques stockées derrière une retenue de 185 mètres de haut, formant au cours des années un sinistre « lac » artificiel de 600 hectares, aux risques de fuite extrêmement minimes, assure le discours de l’entreprise.

De cette gigantesque opération de broyage, elle s’est engagée à faire un modèle de responsabilité sociale et écologique, « au-delà même des normes européennes », prétendant créer 6 000 emplois ! Elle n’a pas dit son dernier mot. Car l’entreprise a déjà investi près de 200 millions d’euros, notamment dans l’achat de parcelles et de maisons situées dans l’aire convoitée, prétendant déjà posséder les deux tiers du village. « Ils défoncent les toits pour rendre les départs irréversibles, et laissent les maisons en l’état pour accréditer l’idée que Rosia Montana, en état de déliquescence, n’a d’autre recours que la mine », constate Dan Craioveanu, militant engagé dans la bataille depuis des années. Une plaque atteste du nom du nouveau propriétaire.

Sur le mur de la maison d’Eugene David, une autre plaque, jaune : « Aceasta proprietate nu este de vânzare » – cette propriété n’est pas à vendre. Un signe de ralliement dans la vallée, accroché sur des dizaines de ­bâtisses, parfois même des ruines. Eugene se remémore la toute première « consultation » organisée par l’entreprise à Rosia Montana, en 2000 : « Ils se sont enfermés avec le prêtre, le conseil municipal, des officiels, l’ancien directeur de la mine d’État… Et la population est restée dehors ! » « Ces gars-là, ils vont vous passer sur le corps », leur confie un édile en plein émoi.

« On allait nous jeter de la terre de nos ­ancêtres comme une vieille chaussette », s’offusque Élisabeth, belle-mère d’Eugene. La résistance s’organise rapidement. Une association est créée, Alburnus Maior – l’ancien nom latin de Rosia Montana ^2. Elle accueille trois cents adhérents en une semaine. « 80 % de la population étaient opposés au projet », estime d’Eugene.

Au début… Car la compagnie, relatent les témoins, entreprend un patient travail de sape. « On expliquait aux jeunes que si leurs parents ne cédaient pas, ils perdraient leur travail. Il y a eu des échauffourées, et la pression de l’argent. » Le projet mobilise des intérêts énormes, et, à partir de 2002, Gabriel marque régulièrement des points auprès de l’administration. Après six tentatives infructueuses, l’entreprise emporte l’appui majoritaire des élus locaux, et obtient, grâce à un plan d’aménagement sur mesure, que soit gelé tout autre projet que l’extraction minière. « Sans aucune consultation publique ! J’avais un permis pour bâtir une petite pension sur mon terrain : projets touristiques, agricoles, artisanaux, etc., il fallait tout arrêter, et sans dédommagement ! », explique Eugene. Les journaux locaux relatent-ils les agissements des opposants ? La compagnie les achète.

La stratégie d’usure aurait fini par grignoter l’opposition, reconnaît-on à Rosia Montana, si la lutte était restée confinée à la vallée. Elle va peu à peu s’internationaliser, à l’initiative d’une ingénieure belge installée sur place, que rejoindront d’autres militants européens. Des médias étrangers s’intéressent à cette lutte écologique et sociale, le plus important des mouvements de contestation en Roumanie. Des ONG s’en mêlent, la puissante fondation du financier Soros aussi, allant jusqu’à ouvrir un centre d’information à Rosia Montana, jouxtant celui de la compagnie minière. Des personnalités du spectacle embrassent la cause. Sur le modèle qui avait réussi aux résistants du Larzac dans les années 1970, des propriétaires complices vendent leurs terrains à des militants par minuscules parcelles afin de compliquer à l’extrême les opérations d’expropriation. La Banque mondiale, qui avait financé en partie le projet, finit par reculer. Mais le coup de grâce vient probablement des conditions mises en balance pour l’entrée de la Roumanie dans l’Union européenne : l’enquête d’impact environnemental n’étant décidément pas présentable, les autorités roumaines ont fini par renoncer à appuyer le projet.

L’affaire n’est pourtant pas terminée, car un nouveau bras de fer a commencé. Gabriel possède encore une arme économique : le licenciement de plusieurs centaines de personnes, la réduction de Rosia Montana à l’état de quasi-village fantôme, et l’appui toujours présent des élus locaux. « Nous sommes 90 villageois à leur avoir présenté des projets alternatifs à la mine pour le développement de la vallée : refus ! C’est un abus de pouvoir, ils peuvent bloquer la ville pendant des années », peste Eugene. Opiniâtre, il n’a pourtant jamais cessé de bâtir sa pension touristique au long de toutes ces années. Sourire en coin de l’obstiné, qui pressent la fin de l’histoire : « Après tout, nous les bloquons tout autant. Et les investisseurs, ça n’aime pas perdre de l’argent… » En 2007, le cours de Gabriel Resources a chuté de 70 %.

Écologie
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