Cannes 2008 : « Je suis de Titov Veles » de T. S. Mitevska ; « Vicky Cristina Barcelona » de W. Allen ; « Gomorra » de M. Garrone ; « la Vie moderne » de R. Depardon

Christophe Kantcheff et Ingrid Merckx sont à Cannes pour le Festival du cinéma. Retrouvez chaque jour sur Politis.fr leurs billets en direct de la Croisette.

Cannes 2008  • 18 mai 2008 abonné·es

Je suis de Titov Veles de Teona Strugar Mitevska ; Vicky Cristina Barcelona de Woody Allen

Par Ingrid Merckx

C’est une petite ville serrée dans des collines et du sable noir. Avec de jolies ruelles, de jolies fresques sur les murs, de jolies bâtisses, mais une vilaine usine de plomb en son sein, qui crache une fumée tueuse. Depuis la mort de Tito, qui lui a donné son nom, on ne dit plus que « Veles », tout court. Veles est une ville qui meurt, comme ses habitants. Jeune macédonienne de 33 ans, qui a été graphiste avant de passer à la réalisation, Teona Strugar Mitevska a choisi de filmer cette agonie à travers trois personnages, trois sœurs qui ont été très unies depuis le départ de leur mère et la mort de leur père, mais qui sont, elles aussi, en train de s’évanouir, presque des fantômes.

L’aînée, Savica, parce qu’elle est sous méthadone depuis 9 ans et ne s’en sort pas. La cadette, Sapho, parce qu’elle n’attend plus que son visa pour décoller. La benjamine, Afrodita (Labina Mitevsca), parce que, ne pouvant pas partir, comme la plupart des jeunes Macédoniens, coincés dans leur pays, elle s’est enfuie en elle-même et a cessé de parler. Via une voix-off murmurante, tout le film est raconté depuis le point de vue de cette femme-enfant qui rêve beaucoup et ne sort de son petit monde parallèle que lorsque sa sœur aînée fait une crise de manque.

Rarement le manque d’air et d’espoir aura été mis en scène dans une si jolie lumière et autant de percées de couleurs. C’est pourtant bien de la réalité qu’il s’agit dans Je suis de Titov Veles , entre pollution, toxicomanie, visas et enlisement d’un pays : « L’Europe occidentale ignore que nous ne pouvons pas sortir de Macédoine, or la liberté de mouvement est un droit humain » , s’est indignée l’actrice principale, Labina Mitevsca, sœur de la réalisatrice. Toutes deux ont expliqué que le cinéma était pour elles une entreprise artistique d’abord visuelle et qu’elles se devaient de préserver cette dimension face aux pressions du cinéma commercial. Selon elles, un bon film, c’est un film qui laisse des traces.

Qui a vu le dernier Woody ? C’était forcément l’émeute sur la Croisette pour aller voir Vicky Cristina Barcelona , présenté hors compétition. Ceux qui n’étaient arrivés que 50 minutes avant le début de la séance ont vu le dernier Woody Allen debout contre le mur du fond. Il est à peu près certain pourtant que le film sortira prochainement. Mais voilà, c’est aussi le privilège de Cannes, il faut être les premiers à voir tel film. Pour le dernier Woody, on était plusieurs centaines à être les premiers…

Le petit côté absurde de la chose disparaît assez vite avec le générique, emporté par un joyeux air de guitare hispano, un air d’été, le parfum de Barcelone… Pas le Barcelone bohème mais celui des cartes postales : belles maisons en banlieue, belles terrasses de restaurants 12 étoiles, belles ruelles sans touristes et surtout… belles filles. On se demande d’ailleurs si Woody n’a pas fait ce film uniquement pour le plaisir de réunir à l’écran Scarlett Johansson et Penelope Cruz. La blonde et la brune. La charmante et la splendide. Toutes deux pour un schéma que le cinéaste n’avait pas trop visité jusqu’alors : le couple à trois. Et quel est l’heureux homme à se retrouver entre ces deux beautés ? Javier Bardem, méconnaissable : le tueur repoussant de No country for old man des frères Coen est devenu un artiste peintre des plus sexy et, qui plus est, plein aux as.

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Fallait être à la hauteur : une ex-femme suicidaire et hystérique à droite (Penelope Cruz), une douce Américaine qui se cherche à gauche (Scarlett Johansson) et une amie américaine de la première (Rebecca Hall) pour compliquer l’équation romantico-sexuelle. Woody Allen n’aime rien tant que les histoires de couple qui se font et se défont dans des décors pour agence de voyage de luxe. Mais il a une manière si directe d’aborder le fond du problème, sans se départir d’une certaine élégance, qu’on lui pardonne (un peu) son côté « Gala ». L’avantage de voir ce genre de film à Cannes, c’est qu’au moins, en sortant de la salle, sur la terrasse du Palais des festivals, sous un ciel bleu claquant et devant la baie, on n’est pas trop dépaysé.

Où se tiennent les discussions politiques pendant ce festival ? Quel meilleur espace y avait-il, ce dimanche, que la salle de projection de la Quinzaine des réalisateurs où celle-ci fêtait ses quarante ans en projetant le documentaire d’Olivier Jahan, 40X15 ? Une bonne cinquantaine de cinéastes dont Chantal Akerman, Jim Jarmusch, Bruno Dumont, les frères Larrieu, Jacques Nolot, et Pascale Ferran, sont montés sur scène.

Il y avait dans le public des journalistes et des professionnels du cinéma du monde entier, des cinéphiles et des spectateurs lambda qui n’ont peut-être pas beaucoup entendu parler des grosses difficultés que rencontrent la création cinématographique et la profession. Or, pas un mot à ce sujet. La Quinzaine, qui se glorifie de porter depuis quarante ans les cinématographies alternatives, underground, peu connues, montantes, subversives et qui brandit comme slogan « tous les films naissent libres et égaux » n’a pas dit un mot sur la scène de son anniversaire de la crise qui frappe les films que justement elle défend. Et qui touche tous les réalisateurs directement ou indirectement.

I.M.


Gomorra de Matteo Garrone ; la Vie moderne de Raymond Depardon

Par Christophe Kantcheff

La compétition officielle se repose un peu le dimanche. Au programme, un seul film, Gomorra , de Matteo Garrone. Cette baisse de régime peut s’expliquer ainsi : les films présentés le week-end, s’ils étaient plus nombreux, se retrouveraient traités le lundi dans les quotidiens (qui ne paraissent pas le dimanche, comme chacun sait, hormis le Parisien ) avec deux fois moins de place que ceux des autres jours. C’est une explication égalitaire, qui n’est peut-être pas du tout la bonne.

Gomorra , donc, de l’Italien Matteo Garrone. Adaptation du livre du même nom de Roberto Saviano, best-seller en Italie, et bien reçu aussi en France (édité chez Gallimard). Olivier Doubre avait interviewé l’auteur pour Politis (ici), qui, à l’époque, ne sortait plus que sous escorte policière. C’est que Gomorra , le livre, mettait à jour les secrets de la camorra, la mafia napolitaine, qui sévit notamment dans la ville dont il est originaire, Casal del Principe, dévoilant ses crimes, son économie, ses investissements internationaux.

Le film reprend certains des épisodes racontés dans le livre. Il suit un certain nombre de personnages, tous en prises, plus ou moins volontairement, à la mafia. Même si les coups de feu abondent, Matteo Garrone n’a pas conçu son film comme un polar, avec morceaux de bravoure et montées du suspense. Gomorra ressemble davantage à la chronique ordinaire d’une « zone » sous le joug de la mafia, avec les enfants qu’on enrôle, les habitants que l’on tient par l’argent et la peur, les règlements de compte entre bandes rivales, et les trafics à grande échelle.

Illustration - Cannes 2008 : « Je suis de Titov Veles » de T. S. Mitevska ; « Vicky Cristina Barcelona » de W. Allen ; « Gomorra » de M. Garrone ; « la Vie moderne » de R. Depardon

Gomorra est un film solide, sans effet facile ni fascination pour le sang et la violence. Mais sans génie non plus. Loin d’un Francisco Rosi et de sa puissance plastique et politique.

Quelle hystérie sur la Croisette pour le nouvel épisode d’ Indiana Jones ! Passant près du Palais au plus mauvais moment, j’entends le speaker proférer les noms de ceux qui s’approchent : Steven Spielberg, Harrison Ford, Georges Lucas… Ces noms sonnent à mes oreilles comme des marques. Plus tard, en lisant une dépêche AFP, j’apprendrais que le Daily Telegraph estime qu’Harrison Ford, 65 ans, fait bien son âge. Pauvre vieux !

Depuis quelques films, Raymond Depardon se tourne vers les paysans. Plus précisément, les paysans des moyennes montagnes, dans les Cévennes, de plus en plus touchés par la pauvreté et par l’absence de successeurs. Après Profils paysans : l’approche (2000), Profils paysans : le quotidien (2005), voici la Vie moderne , présenté à Un certain regard.

Il y a souvent quelque chose d’étrange chez Raymond Depardon. Alors que les intentions qu’il déclare, notamment dans les interviews, ne laissent place à aucune ambiguïté, le résultat à l’image laisse à penser le contraire. Ainsi, dans le titre même du film, la Vie moderne , comment ne pas voir une dimension ironique alors que les paysans qu’il filme le plus longuement sont vieux, voire très vieux, et appartiennent à une époque quasiment disparue ?

De même, Depardon parle de ces personnes avec chaleur. Pourtant, il sait que certains des entretiens qu’il mène avec tel ou tel déclencheront l’hilarité. Cela a été notamment le cas, lors de la projection de presse, avec Daniel, fils d’un agriculteur de 70 ans, obligé par ses parents à reprendre la ferme contre son gré. L’homme ne sait pas verbaliser, il répond par quelques mots, toujours les mêmes. Or Raymond Depardon fait durer l’entretien. Et au montage, il n’a pas coupé les dernières secondes, où on l’entend dire : « Merci Daniel ! » , à cet homme qui n’a pas su dire plus de deux phrases entières. Effet hilarant garanti sur une grande partie des spectateurs. Ce rire est d’une qualité douteuse.

C.K.

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