Cannes 2008 : « Le Silence de Lorna » des Dardenne, « Milestones » de R. Kramer et J. Douglas, « Two Lovers » de J. Gray, « Mange ceci est mon corps » de M.Quay

Christophe Kantcheff et Ingrid Merckx sont à Cannes pour le Festival du cinéma. Retrouvez chaque jour sur Politis.fr leurs billets en direct de la Croisette.

Cannes 2008  • 19 mai 2008
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Le Silence de Lorna de Jean-Pierre et Luc Dardenne ; Milestones de Robert Kramer et John Lucas ; Two Lovers de James Gray

Par Christophe Kantcheff

Qu’il y ait des « habitués » de la Croisette est une évidence. Jean-Pierre et Luc Dardenne, avec leurs deux Palmes d’or, en font partie. Et pourtant, s’il y a bien une notion qui semble étrangère aux Dardenne, c’est celle d’habitude.

Car Le Silence de Lorna vient confirmer cette « théorie » selon laquelle un grand créateur fait toujours les mêmes œuvres qui ne se ressemblent pourtant pas les unes aux autres.

Qu’est-ce qui fait l’unité et la grandeur du cinéma des Dardenne ? Sa capacité à suivre un personnage dans un processus de transformation de lui-même (précisément ce dont est incapable Desplechin par exemple). Les films des deux cinéastes belges racontent des parcours. Ils donnent à voir des personnages vivants qui traversent des expériences dont « ils ne ressortent pas indemnes », comme on dit dans les mauvais articles – et non pas des profils psychologiques donnés une fois pour toute auxquels il arrive des « aventures » aux effets anecdotiques.

L’autre grandeur du cinéma des Dardenne, c’est de parvenir à rendre compte de transformations intimes par quelques gestes, un regard, presque rien, mais toujours quelque chose. Dans le livre passionnant signé par Luc Dardenne, écrit au nom des deux frères, qui reparaît ces jours-ci en poche (Point-Seuil), Au dos de nos images , ils soulignent l’importance qu’ils accordent au matériel, au prosaïsme pour véhiculer les affects. La psychologie chez eux ne passe pas par la psychologisation.

Illustration - Cannes 2008 : « Le Silence de Lorna » des Dardenne, « Milestones » de R. Kramer et J. Douglas, « Two Lovers » de J. Gray, « Mange ceci est mon corps » de M.Quay

Lorna est ici une jeune femme albanaise récemment naturalisée belge, impliquée dans un trafic de faux mariage. Peu à peu son désir change d’objet : elle voulait de l’argent, mais un amour va devenir plus important. Intéressée et cynique au départ, elle s’humanise, même si son évolution ne la transforme pas en sainte (enceinte ?). Lors de la conférence de presse qui a suivi, une question est venue sur le terrain de la religion et des « valeurs catholiques » , que certains avaient déjà cru évoquer pour le film précédent des frères Dardenne, l’Enfant . La réponse de Luc Dardenne a été claire : « Aujourd’hui, on a tendance à identifier un comportement humain à une identité religieuse, ou à plaquer une identification religieuse sur un film. Et c’est dommage. »

Au chapitre des grandes réussites du film, une écriture cinématographique audacieuse, notamment en matière d’ellipse. Et, une fois encore, la découverte d’une jeune et prometteuse comédienne, Arta Dobroshi, et un travail avec l’ensemble des acteurs qui aboutit à une justesse éblouissante. Tous, Arta Dobroshi, Jérémie Renier, Fabrizio Rongione, Alban Ukaj, présents à la conférence de presse, ont souligné la part importante de créativité qu’ils ont eu avec les frères Dardenne (en plus d’un mois et demi de répétition avant le tournage !), qu’ils ne retrouvent que très rarement avec d’autres réalisateurs…

Délaissant l’actualité le temps d’une projection de 3h15, je vois Milestones , de Robert Kramer et John Douglas, dans une version restaurée en 35 mm (qui sortira dans les mois qui viennent en salles), présenté à la Quinzaine des réalisateurs aujourd’hui, et, dans sa version initiale (16 mm) en 1975. Film d’une force politique saisissante, où l’on voit des jeunes Américains subissant le reflux des utopies au début des années 1970. L’un sort de prison pour avoir aidé des déserteurs du Vietnam, d’autres s’interrogent sur leur vie de jeunes parents dans une communauté, alors que les mots porteurs d’émancipation commencent à s’user. L’ère Woodstock est achevée. Trouver sa place ne sera pas aisé pour cette génération. Milestones , immense documentaire (qui contient d’ailleurs quelques scènes fictionnées, comme quoi on n’a pas attendu 2008…), enregistre les lendemains qui déchantent. Mais se termine malgré tout par une mise au monde, laborieuse mais réussie.

Trop tard pour parler du dernier James Gray, Two lovers , en compétition officielle, présenté à la presse à 23h. Tout de même, ces quelques mots, puisque je suis encore sous le charme : un film d’amour d’une limpidité et d’une élégance remarquables. Beaucoup plus qu’avec la Nuit nous appartient , à Cannes aussi l’an dernier, et avec Joaquin Phoenix également dans le rôle principal, le cinéaste américain montre là toute sa classe.

C.K.


Mange ceci est mon corps de Michelange Quay

Par Ingrid Merckx

« Il y a beaucoup d’ailes différentes au festival de Cannes, c’est pourquoi je vous remercie d’être venus si nombreux voir le film d’un inconnu » , a commencé le réalisateur haïtien Michelange Quay en présentant son film Mange ceci est mon corps au Studio 13, une salle qui se trouve un peu excentrée, dans une MJC qui réunit un public de festivaliers un peu différent de celui de la Croisette. « Juste une précision avant de voir le film : ne cherchez pas à savoir ce que je voulais dire ou voir. Regardez le film, après nous discuterons de ce que nous avons vu, entendu, et senti » .

Le spectateur était donc préparé à une expérience d’abord sensorielle. Il valait mieux : Mange ceci est mon corps est un film étrange qui démarre comme une rêverie. Long plan vu d’hélicoptère sur les abords de l’île, survol des bidonvilles, puis des montagnes brunes et blanches, un morceau de piano et percussion et une voix de femme qui chante laissant place à des gémissements d’une femme en train d’accoucher. La séquence suivante montre le ventre rond de cette femme puis des rivières, des torrents, une cascade, et Madame, une femme blanche allongée sur son lit de vieillesse qui prononce une longue complainte sur son propre pillage par ses enfants. Madame, de manière quasi christique, s’identifie à l’île. Elle est, dit-elle, l’Abondance. Séquence suivante : une ribambelle de jeunes garçons haïtiens se rendent chez Madame. Là, ils se rasent la tête, se douchent, s’habillent en costume puis retrouvent la fille de Madame (Sylvie Testud) dans la salle à manger coloniale pour un faux repas : les assiettes sont vides. Pendant ce temps, Madame, dans son lit actionne un clavier qui fait démarrer une grande cuve de lait qui tourne quelque part dans une pièce sombre de la grande maison.

Michelange Quay actionne de son côté tout une gamme de symboles, en multipliant les contrastes noir/blanc, pour proposer une longue construction allégorique sur le colonialisme, ses fantasmes, sa mort. D’inspiration toute lynchéenne, Mange ceci est mon corps est volontairement déroutant, trop volontairement cependant pour laisser de la place à autre chose que le sentiment de suivre un jeu de pistes perturbé. Il y a tant de signifiants possibles dans ce film qu’il semble assez vite évident que le but n’est pas qu’une promenade des sens. Mais à trop jouer des symboles, certains finissent par se télescoper, se contredire, devenir équivoques. Comme un message codé jouant à effacer ses propres codes. Reste des scènes en positif-négatif d’un souci graphique confondant.

Les courts métrages peinent à se rendre visibles sur la Croisette et pourtant, des sections comme la Semaine de la critique et l’Acid en programment à chaque séance. Avant Mange ceci est mon corps était diffusé Eut-elle été criminelle… , un court de Jean-Gabriel Périot qui compile des images d’archives sur les tondues, ces femmes qu’on a rasées en France à la Libération pour avoir fréquenté des Allemands. Que des images d’archives dans ce film, sur fond de Marseillaise. Tout le montage consistant à accélérer le rythme de diffusion des images et à varier le volume du chant militaire, ou à zoomer sur l’expression d’une de ces femmes chauves tandis que la foule autour clame sa liesse.

Lors de la séance de la veille, à l’Acid, un autre court-métrage avait arrêté l’attention : La Troisième fois de Annarita Zambrano. 11 minutes de plan séquence sur une jeune femme qui entre dans une pièce, s’assied derrière une table et répond à une voix de femme hors champ. La jeune femme a déposé plainte pour viol. La voix hors champ lui demande de raconter dans les détails ce qui s’est passé afin de vérifier sa plainte. La grande habileté de ce film consiste à souligner la suspicion qui se glisse dans les questions, et le découragement qui pointe dans les réponses. Difficile de déposer plainte pour viol quand il n’y a pas d’autres violences déclarées que l’acte sexuel. Et si la victime était consentante ? « Que vous a dit ce monsieur quand vous l’avez prévenu que vous alliez porter plainte? » , demande la voix. Réponse de la jeune fille : « Il a dit que personne ne me croirait » .

I.M.

Temps de lecture : 8 minutes
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