Cannes 2008 : « My Magic » d’E. Khoo ; « Palermo Shooting » de W. Wenders ; « Il resto della notte » de F. Munzi ; « O’Horten » de B. Hamer ; « Gugara »

Christophe Kantcheff et Ingrid Merckx sont à Cannes pour le Festival du cinéma. Retrouvez chaque jour sur Politis.fr leurs billets en direct de la Croisette.

Cannes 2008  • 24 mai 2008 abonné·es

Vendredi 23 mai 2008

My Magic d’Eric Khoo, Palermo Shooting de Wim Wenders

Par Christophe Kantcheff

Au petit jeu des paris, à quelques heures de la fin de la compétition (reste encore un film à entrer en lice, celui de Laurent Cantet, Entre les murs ), tout reste ouvert pour la Palme. Ce qui étonne, c’est l’absence de rumeur. D’habitude, un ou deux titres viennent et reviennent comme le ressac de la mer en baie de Cannes. Des pronostics qui, dans la plupart des cas, s’avèrent totalement à côté de la plaque. La sélection officielle de cette année laisserait-elle les bookmakers amorphes ?

Après plusieurs sujets d’affliction – Adoration d’Atom Egoyan – ou de déception – Synecdoche, New York de Charlie Kaufman, Eric Khoo confirme avec My Magic tout le talent dont il avait fait preuve avec Be with me , en ouverture de la Quinzaine des réalisateurs en 2005.

My Magic raconte l’histoire d’un Indien à Singapour, Francis (Francis Bosco) désespéré depuis la mort, déjà ancienne, de sa femme. Il passe son temps à boire, au grand dam de son jeune fils qui, lui, est très sérieux en classe. Un jour, le responsable de la boîte de nuit où Francis est serveur, et où, par désœuvrement, il lui arrive de faire un tour de magie, lui demande de se produire dans un vrai numéro de magicien, son ancien métier.

A priori, le propos de My Magic semble anecdotique. On voit le personnage principal faire de nombreux tours de force (manger du verre, avaler du feu…). Puis, contre beaucoup d’argent, qui servira à assurer l’éducation de son fils, cette force de la nature accepte de se faire martyriser jusqu’à n’en plus pouvoir par les sbires du grand boss de la boîte.

Illustration - Cannes 2008 : « My Magic » d’E. Khoo ; « Palermo Shooting » de W. Wenders ; « Il resto della notte » de F. Munzi ; « O'Horten » de B. Hamer ; « Gugara »

En réalité, le film est une puissante parabole des processus de domination et des mécanismes d’exploitation instaurés par le capitalisme. Comment un Indien à Singapour, c’est-à-dire un membre d’une communauté issue de l’immigration, peut-il « s’en sortir » ? En utilisant son corps, c’est-à-dire le seul outil de travail qui lui appartienne – de la même façon que la prostituée du coin d’ailleurs, envers laquelle Francis se montre solidaire

Quand Eric Khoo montre les différents tours de magie auxquels il se livre, c’est comme s’il le montrait à la chaîne dans une usine. Puis, le magicien accepte de mettre en péril son corps lors d’une véritable séance de torture contre une grosse somme d’argent –garante d’avenir pour son fil. Dans cette scène, c’est la violence endurée par les travailleurs surexploités qui se matérialise.

Reste que My Magic évite toute lourdeur symbolique. À la lisière du mélodrame social, le film d’Eric Khoo peut faire songer au Voleur de bicyclette , tant il suscite l’empathie avec Francis, sous-prolétaire de nos années 2000, dont le moins que l’on puisse dire est qu’il provoquait, au départ, une répulsion peu prometteuse.

Tristesse, en fin de soirée : le nouveau film de Wim Wenders, Palermo Shooting , également présenté en compétition officielle, est un naufrage. Les deux précédents, Land of Plenty et Don’t come knocking , avaient pourtant des qualités. Mais quand Wenders tente de mettre en scène la pensée, la sienne, cela donne une catastrophe de naïveté bien-pensante et de pesanteur accablante. Le film nous encourage à revenir vers l’authenticité, à goûter le présent, à mettre du temps dans les images (le personnage principal est photographe), et à déplorer les malheurs du monde. Le film est laid, le scénario saugrenu, les dialogues, surtout quand apparaît la mort sous les traits de Denis Hopper, risibles. Le générique de fin se clôt par une dédicace « à Ingmar » (Bergman) et « Michelangelo » (Antonioni). C’est la goutte de trop…

C.K.

Il resto della notte de Francesco Munzi, O’Horten de Bent Hamer, Gugara de Jacek Naglowski et Andrzej Dybczak

Par Ingrid Merckx

Changer de vie : un thème récurrent au cinéma et rebondissant étrangement d’un film à l’autre ce 22 mai. A la Quinzaine des réalisateurs d’abord, dans Il resto della notte , fiction italienne de Francesco Munzi, où l’on voit une bourgeoise dépressive et anxieuse faire mettre à la porte sa domestique roumaine, Maria. Celle-ci, qui ne sait plus où aller, va trouver son ancien petit ami, Ionut, qui vient de sortir de prison. Avec un camarade de taule, Marco, il vit de petits larcins mais rêve d’une vie meilleure tandis que l’autre dégringole chaque jour un peu plus bas.

Principal intérêt de ce film : sa manière indirecte de laisser se dessiner, à travers le décors urbain, les intérieurs, le climat, et des bribes de dialogues, la psychologie des personnages comme fonction de leur environnement social. Ionut et son petit frère habitent un studio dans un quartier pauvre majoritairement musulman où les immigrés roumains sont assez mal vus. Marco dort chez sa mère dans une cité HLM déglinguée et va chercher son petit garçon dans une autre cité où son ex s’est remise en ménage avec un Arabe qu’il déteste. Ionut et Marco vont vendre leur camelote à des tziganes sédentarisés dans une sorte de bidonville. Et c’était des enfants tziganes qui faisaient peur à la bourgeoise au début du film.

Illustration - Cannes 2008 : « My Magic » d’E. Khoo ; « Palermo Shooting » de W. Wenders ; « Il resto della notte » de F. Munzi ; « O'Horten » de B. Hamer ; « Gugara »

Se joue une sorte de guerre des pauvres en bordure de Turin, cependant que les bourgeois, qui connaissent aussi leurs épreuves familiales internes, surnagent sur les hauteurs dans une demeure qui fait l’objet des convoitises.
Forcément, tout ce petit monde en vient à s’affronter dans une acmé violente et triste. Francesco Munzi articulant les pièces d’un scénario puzzle savamment éclaté pour mettre en scène, façon « thriller social », ce système qui perpétue les inégalités et nourrit la haine à tous les étages. L’espoir vient des enfants dans ce film, qui, se moquant des origines, mettent sévèrement en cause la souffrance que leurs aînés génèrent. Virage générationnel ?

C’est un autre virage que s’apprête à prendre Odd Horten , en sélection Un certain regard. Conducteur de train depuis 40 ans, Odd arrive à l’âge de la retraite. « O’Horten » démarre par son avant-dernier voyage d’Oslo à Bergen, son train s’élançant joyeusement dès le générique à travers la campagne norvégienne enneigée sur des sons tintinnabulant dignes d’un conte de Noël. Cette jolie fiction du norvégien Bent Hamer tient indéniablement du conte pour adulte, plus triste que rêveur d’ailleurs. Le réalisateur cultivant des éléments surréalistes pour perforer une toile tendue dans le réel : Odd pénétrant par mégarde chez des inconnus par une fenêtre devra passer une nuit avec un enfant qui ne veut pas dormir ; plus tard, il verra des passants descendre la rue verglassée sur les fesses comme sur un toboggan ; se fera enfermé par erreur dans un hammam avant de se jeter entièrement nu dans la piscine éteinte ; rencontrera un vieux dingue tombé par terre qui l’emmènera faire une virée dans Oslo à bord d’une Déesse…

Homme qui a passé sa vie sur des rails, et vit son arrivée à la retraite comme un passage vers l’au-delà (ce film, étrange hasard, était projeté le jour de la mobilisation nationale pour les retraites), Odd regarde tout cela d’un œil interloqué ; se demandant si, à voir la décrépitude que représente les vieux qui l’entourent, il doit vraiment se lancer dans une nouvelle vie de retraité ou précipiter les années qui lui restent.

De disparition il est aussi question dans Gugara , un documentaire polonais de Jacek Naglowski et Andrzej Dybczak présenté à l’Acid sur une peuplade de Sibérie qui se meurt depuis la disparition des rennes. Ces doux animaux qui faisaient à la fois office de garde-manger mobile, de moyen de transport, et d’animal de compagnie ont, en partant, entraîné tout un mode de vie traditionnel dans la chute. Les Evenks ont dû se sédentariser, voir leur culture remplacée par du folklore, leurs activités quotidiennes par des écrans de télévisions, la vie dans la nature par un ennui incommensurable dans un village.

Tous alcooliques, souvent dépressifs, ils dépérissent cependant que les autorités locales prévoient de fabriquer un lac artificiel à l’emplacement du village. Filmant dans une étrange lumière crépusculaire qui rétrécit le cadre sur les bords, les deux documentaristes qui laissaient notifier leur présence par une phrase – « On ne fait rien mais ils filment quand même » – parviennent à se faire complètement oublier. En trois chapitres – sous le tipi, dans un appartement, au village – ils invitent à mesurer la détresse que représente un mode de vie menacé. On pense à Nanouk de Flaherty, bien sûr, mais aussi au Voyage perpétuel d’Anastasia Lapsui et Markku Lehmuskallio, sorti le 9 avril, où la peuplade filmée, les Nenets, possède encore des troupeaux de rennes. Espèce dont on saisit alors toute la cruciale importance.

I.M.

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