Studio Gabriel

Bernard Langlois  • 15 mai 2008 abonné·es

Pour une fois qu’elle était programmée, annoncée, claironnée même, à une heure précise et par voie de presse ; qu’on nous en déroulait partout, à pleines pages de gazettes, le programme roboratif ; que son évidence, en ce dimanche de Pentecôte, promettait de fondre sur nous en langues de feu, nous armer de tous les dons de l’esprit et de toutes les vigueurs de la foi ; qu’elle surgissait comme par malice (et délicieuse accointance avec notre jeunesse) en pleine célébration de cet anniversaire du 11 mai 1968, cette fiévreuse journée des barricades où, dans l’âcre odeur des lacrymogènes et à la lueur des voitures en feu, nous autres, les sexas, l’avions acclamée pleins d’espoir et tremblants de ferveur (de trouille aussi) : pensez bien qu’on n’allait pas la manquer.
La Révolution !

C’était donc dimanche, à l’heure du café, la prise du Studio Gabriel. On a les palais d’Hiver qu’on peut.

INFOTAINMENT

On a bien raison de dire que la société du Spectacle fait ventre de tout. Et l’on comprend l’émoi des vieux disciples de Léon Davidovitch à l’idée de voir l’héritier assis sur les velours (rouges, certes) où reçoit Drucker, et où se sont posées tant de paires de fesses social-traîtres, voire carrément réactionnaires.
D’ailleurs le gentil postier avait pris les devants. En substance : « S’il y en a que ça défrise, peuvent toujours fermer le poste ! » Certes. Mais la question posée, cher Olivier, n’est pas tant des appréciations individuelles de tel ou tel que du bien-fondé d’une prise de parole politique dans le cadre d’une émission de variétés. Ce que les Ricains, précurseurs en la matière, ont appelé infotainment , soit le mixte de l’information et du divertissement : un indigeste brouet, en général. Ce n’est certes pas d’hier que la question est posée ; et une majorité d’hommes politiques (où j’inclus les dames) ne se privent pas d’aller se faire voir chez les gentils z’animateurs du Paf si ça ferait pas, des fois, grimper leur cote de popularité. Il se trouve que ça fait. Et Michel Drucker, grand maître du genre et l’hôte ce dimanche du porte-parole de la LCR, ne se prive pas d’affirmer que si Jospin n’avait pas refusé son invitation quelques semaines avant l’élection présidentielle de 2002, il aurait probablement été élu ; en tout cas présent au second tour.

On en est là, dans nos « démocraties d’opinion » , pour ne pas dire des télécraties. Le débat n’a pas fini de diviser les militants. Besancenot, ses pères et ses pairs l’ont tranché : on ne refuse pas de parler au plus grand nombre.

GAGEURE TENUE

Encore faut-il choisir le bon créneau. Il est des émissions où le « message » ne passe pas, noyé dans la soupe autour. Plus souvent qu’à son tour, le politique a l’air d’un con.
Ce n’est pas le cas chez l’homme des dimanches après-midi sur France 2, dont le professionnalisme impeccable se double d’une gentillesse dont il a fait depuis longtemps sa marque de fabrique. Drucker est bien trop poli pour vous demander si « sucer c’est tromper » , ou si vous êtes un adepte de la fumette ou du sado-masochisme : il n’est pas là pour mettre son invité dans l’embarras, mais en vedette. Quand l’invité est tartignolle, l’émission est soporifique (mais toujours très suivie, ce qui prouve que le tartignolle a des adeptes) ; quand l’invité est brillant, sympa et qu’il a autre chose à dire que des banalités, l’émission est plaisante à regarder. Reconnaissons que ce fut le cas avec Besancenot, qui a su éviter les pièges de la « pipolisation » et a pu s’exprimer longuement sur son parcours, ses convictions, le sens de son engagement (c’est aussi le grand mérite de Drucker que de laisser parler ses invités, de ne pas les couper toutes les trois secondes comme c’est devenu la règle chez nombre de téléroquets) ; et les invités de l’invité étaient aussi bien choisis, qui surent faire passer le souffle des combats et des espoirs : tant les témoins politiques, les militants (comme Pascale et Marie-Odile, les deux jeunes femmes syndicalistes, ou le professeur Marcel Francis Kahn, ou encore Christiane Taubira), que ceux de la partie variétés (Zebda, Lavilliers, Ferrat et même un assez surprenant Aznavour chantant les banlieues !). La gageure a été tenue : avec notre facteur étaient bien présents, à une heure de grande écoute, les travailleurs pauvres, les exploités, les chômeurs, les précaires, les sans-papiers… Un parcours qu’on peut dire sans faute, qui sera sans doute payant en termes de notoriété pour un garçon qui a déjà un beau capital sans avoir pour autant la grosse tête. Payant peut-être aussi pour sa formation politique en chantier.

Cela fera-t-il pour autant avancer « la cause » ? Arlette aussi, en son temps et avec les mêmes méthodes, fut invitée chez Drucker, célébrée par les sondages et chantée par Souchon…

SCOTCHÉ

Il ne suffit pas de maîtriser l’outil pour que la télévision, avec son effet de loupe, vous assure la faveur de l’opinion. À plus ou moins long terme compte plus que tout la sincérité du propos, l’adéquation entre ce qu’on dit et ce qu’on fait. Les tricheurs, les habiles, sont généralement démasqués. De ce point de vue, Olivier Besancenot a un fort coefficient de sincérité : à l’inverse de Sarkozy.

Ce dernier a beau s’efforcer de « faire le président » , de masquer ses goûts vulgaires et son côté bling-bling, de renoncer à ses sorties tapageuses avec ses copains chauds bises, de prendre garde à ne plus étaler à tout moment ses états d’âme, de cesser de disserter sur ses déconvenues ou aubaines amoureuses ; il a beau s’attacher à célébrer des nobles causes, discourir lors de commémorations honorables (qu’est-ce qu’il commémore, en ce moment, ça y va du chrysanthème !), rien n’y fait : Nicolas Sarkozy de Neuilly-Bocsa reste scotché au fond de la mare aux sondages, et je suis de ceux qui pensent que c’est, nonobstant quelques variations saisonnières, une situation irréversible. Trop de mensonges, de reniements, d’approximations grossières, de contradictions, de n’importe quoi, de ficelles, de postures : le père noble, digne de la République et de la France éternelle, qu’il s’efforce désormais de camper, on n’y croit pas. Quand il parle de morale ou de décence, on pense à ses copains voyous, aux yachts où il se prélasse, à son train de vie de jouisseur, au salaire de nabab qu’il s’octroie, à tout ce qu’on ignore et qu’on soupçonne des facilités en tout genre dont il use dans ses fonctions. Proche des Français ordinaires, Sarko ? À d’autres ! Et quand il célèbre l’abolition de l’esclavage ou affirme que « la vraie France n’était pas à Vichy » , on songe à ces quotas d’expulsions qu’il exige de son poupon ministre de l’Immigration et de l’Identité nationale, et aux drames humains qui en découlent et dont il n’a cure. On pense à cette politique de guerre aux pauvres, de démantèlement de la protection sociale, de casse des services publics. Et on se dit qu’il ne suffira pas de ces pages grotesques de lèchecultage en quadrichromie dans Paris-Trash (rarement lu papier aussi nul, courtisan, ridicule !), ni de ses colères contre la presse, ni des affirmations récitées en boucle par ses divers chambellans, porte-cotons, valets de plume ou de chambre (« Il travaille beaucoup, énormément, si vous saviez comme il travaille » – dernière ritournelle à la mode), nous savons bien quelle est la vérité du personnage, celle qu’il confia, pour l’anniversaire de son élection, à un proche (et que rapporte Le Canard) : « Je suis heureux parce que je suis président, j’ai de l’argent et une belle femme. »

Le pouvoir, le pognon, les gonzesses. Dans cet ordre. Et l’on va encore supporter ça quatre ans ?

LIVRES POUR OLIVIER

Faudra bien, pas vrai ? Sauf si Besancenot nous entraîne vraiment dans la Révolution (mais je n’y crois pas trop…). En attendant, quelques bonnes lectures, à l’attention de notre camarade postier.

– À commencer par ce très curieux roman d’anticipation d’un autre chef trotskiste, aujourd’hui à la retraite. Plus vieux que Krivine, encore ? Ah oui, bien plus vieux ! C’est Michel Lequenne, qui fut aussi compagnon de route des surréalistes. Un type d’une érudition ébouriffante, dont témoignent ses divers ouvrages (notamment sur Christophe Colomb) et ce dernier, donc, la Révolution de Bilitis (comme on sait, une poétesse grecque rivale de Sappho inventée par Pierre Louÿs), qui narre des événements s’étant déroulés soixante-treize ans après la Grande Guerre épouvantable (GGE) sur le morceau de planète resté habitable (une étroite ceinture de 20 à 30°, autour de l’équateur). Loin d’être devenue sage, l’espèce humaine (ce qui en est resté) a continué de se livrer aux luttes de classes et de clans, aux manœuvres tortueuses, aux perversions médiatiques, aux dérapages militaires, aux complots policiers, aux aberrations scientistes (la lune, colonisée, sert de bagne pour les opposants politiques…) et aux délires religieux (un superpontife règne, tout à la fois archipape œcuménique, Bouddha vivant, Archimandrite universel, superrabbin des deux Jérusalem, Commandeur des croyants, j’en passe) : bref, c’est plus que jamais la merde. Et c’est alors qu’éclate (ça devrait te plaire, Olivier !) la grande révolte féministe, menée par la très mystérieuse et cruelle Bilitis, auprès de qui un certain Hyppolite d’Eon (homme mais aussi femme, comme il se doit) va être chargé, à la fois par le Pouvoir et par le Parti de la Révolution intégrale (chacun de son côté, tu suis ?), de négocier.

Bon, je serais bien en peine (et j’aurais bien tort) d’en dire plus : c’est un bouquin foisonnant, alambiqué, labyrinthique, noir comme l’encre, pessimiste, cauchemardesque – mais bourré de clins d’œil, d’allusions cocasses et de références rigolotes –, écrit comme on profère un exorcisme, pour conjurer le pire [^2]. Et comme dit Nadeau : « Dis donc, quel film ça ferait ! »

– « Nous voulions qu’un assainissement du monde ouvrier, remontant de proche en proche, assainît le monde bourgeois et ainsi toute la société, et la cité même. » C’est de Péguy, dans Notre Jeunesse . Cité par Daniel Rondeau, dans son livre autobiographique l’Enthousiasme [^3]. Paru en 1988, pour les 20 ans de ce Mai qu’on célèbre aujourd’hui jusqu’à la nausée dans son quarantième rugissant, ce bouquin sec, ramassé, sans graisse – mais riche d’émotion, de ferveur et de nostalgie – a été réédité voici deux ans. Je te le recommande, Olivier. Pas seulement parce que l’auteur vénère Péguy, comme nombre de tes copains trotskistes (et toi, peut-être ?), mais pour sa sincérité, qui te touchera. Pour sa belle écriture aussi. Cette histoire vraie n’est pas la tienne, puisque Rondeau, qui a 60 ans, fut maoïste, militant de la Gauche prolétarienne, ce qui n’est pas ta tasse de thé. Mais il nous parle de ces jeunes types, dont il fut, qui allèrent, au début des années 1970, « s’établir » , comme on dit ; c’est-à-dire s’engager comme simples OS – eux qui, étudiants, diplômés, pouvaient aspirer à des situations plus confortables – dans diverses usines. Lui, ce fut en Lorraine. Vingt ans après, il est retourné sur les lieux de cet engagement « les yeux fermés » , comme dit Françoise, une militante de ses amies. « J’avais tenté, dit-il, d’être un militant concret de la démocratie directe. » Rondeau, aujourd’hui, c’est une tout autre affaire : ancien journaliste, écrivain reconnu (auteur de ce roman formidable, Dans la marche du temps ), du gibier d’Académie sans doute. Mais toujours de la générosité et de la fièvre dans les yeux : « Évidemment, elle a raison. Mais qui pourra me dire pourquoi on s’ennuie tellement avec les yeux ouverts ? »

Serait-ce donc que la France s’ennuie ? Ou si elle s’encolère ?

[^2]: La Révolution de Bilitis, Cauchemar, Michel Lequenne, Syllepse, 262 p., 20 euros.

[^3]: L’Enthousiasme, Daniel Rondeau, Grasset, 134 p., 7,20 euros.

Edito Bernard Langlois
Temps de lecture : 11 minutes