« Une quête de liberté »

Réalisatrice et actrice de « Je suis de Titov Veles », Teona et Labina Mitevsca reviennent sur ce long-métrage macédonien programmé par l’Acid*.

Ingrid Merckx  • 29 mai 2008 abonné·es

Comment se porte le cinéma en Macédoine ?

Labina Mitevsca : C’est un secteur encore peu développé. En général, les films sont des coproductions. Mais il sort en moyenne un ou deux films macédoniens par an. Pour ce qui est de voir des films, le problème est le même que dans le reste des Balkans : nous souffrons énormément du piratage. Et les DVD piratés nous parviennent avec des défauts d’image, de son, de sous-titrage. Le parc des salles n’est pas mal, Skopje en compte quatre, dont une «art et essai». Mais, globalement, ce sont surtout de grosses productions américaines qui sont programmées.

Teona Mitevsca : Il n’y a pas assez de personnes travaillant dans le cinéma pour que chacun puisse en vivre et faire travailler les autres. Il manque notamment des cameramen, des chefs opérateurs et de la postproduction.

Teona, vous avez 33 ans et vous êtes cinéaste ; Labina, vous avez 32 ans et vous êtes comédienne, arrivez-vous à vivre du cinéma ?

T. M. : Je suis de Titov Veles est mon deuxième long-métrage. Mon premier est sorti il y a trois ans. Entre les deux, j’ai réalisé des documentaires, dont un commandé par les Nations unies sur les violences faites aux femmes. J’avais fait des études d’art graphique et travaillé dans une grande agence de publicité pendant quatre ans. J’avais un poste de directeur artistique, tout se passait bien si ce n’est que je ne me retrouvais pas dans ce que je faisais. Un jour, je me suis réveillée : comment changer le monde en servant celui des affaires ? Je suis partie à New York étudier le cinéma. J’y suis restée 8~ans. Avec dans l’idée de faire des documentaires, proches de ce que les gens vivent, et un cinéma sans concession, ne sacrifiant rien au commercial, un art d’abord visuel. Je vis aujourd’hui à Paris, mon compagnon est français et notre petit garçon est franco-macédonien.

L. M. : J’ai fait des études d’histoire de l’art, mais je suis comédienne depuis quinze ans. Je joue dans des films produits un peu partout en Europe de l’Est. L’un d’eux, I want you, de Michael Winterbottom, a remporté l’Ours d’or à Berlin, c’est ce qui m’a propulsée. Je ne fais pas de séries, pas de télévision, pas de cinéma commercial. J’habite actuellement en Allemagne.

Titov Veles désigne la ville de Tito, il faut d’ailleurs dire Veles tout court depuis sa mort. Que dire de l’après-Tito ?

T. M. : Le film se déroule de nos jours, ou, disons, il y a deux ou trois ans. J’avais cinq ans quand Tito est mort, je me souviens que tout le monde pleurait. Aujourd’hui, il y a une grande nostalgie de l’époque Tito. Les gens avaient l’impression de mieux vivre en Yougoslavie, le pays semblait plus stable. La guerre est arrivée peu après la mort de Tito, et, avec elle, le nationalisme et la conversion du socialisme au capitalisme. L’après-Tito n’a pas été vraiment un temps de transition mais de corruption. Sur le plan social, nous sommes toujours dans une période de transition.


Vous montrez que Veles et ses habitants sont décimés par une usine de plomb. D’où une dénonciation de l’industrialisation forcenée et une prise de conscience écologique et de santé publique. De quand datent ces réflexions en Macédoine ?

T. M. : Cette double prise de consciente est très récente, même si nous avons, bien sûr, un mouvement écologiste. J’ai été d’ailleurs assez proche de ceux qui ont lutté pendant sept ans pour faire fermer cette usine à Veles. Maintenant, ils se battent pour révéler les conséquences de cette pollution sur la santé des habitants. Idem pour l’environnement : dans cette ville, le sol est pollué jusqu’à -1,5 mètre. Les fruits et légumes de Veles se vendent moitié moins cher que les autres dans le pays. Du coup, ce sont les plus pauvres qui les achètent, les consomment et se contaminent.

Vous évoquez ces questions via l’histoire de trois sœurs. Que représentent ces personnages ?

T. M. : Je voulais montrer trois différentes manières de regarder le monde et d’essayer de survivre. J’ai eu l’idée de ce qu’allaient être ces trois personnages en choisissant leurs prénoms. Slavica, l’aînée, qui se shoote à la méthadone, porte un nom yougoslave, et représente une victime directe de la fin du communisme. Sapho, avec son prénom grec, est la gagnante, celle qui essaiera par tous les moyens d’accomplir son destin, et de s’ouvrir à l’avenir. Afrodita, la benjamine, est l’âme du film, elle est préoccupée par le sort de sa famille, et de l’humanité. Elle incarne une figure de beauté et de bonté prête à se sacrifier pour un monde meilleur.

Le point de vue du film est celui d’Afrodita, qui rêve beaucoup. Pourquoi avoir tenu à rendre visible cette part de rêve et comment la traduisez-vous ?

T. M. : Les rêves font partie intégrante de notre vie psychique. Pour un personnage comme Afrodita, l’expression de ses rêves permet d’être en prise directe avec son activité intérieure. Je voulais que le cinéma, art visuel, rende compte de cela à travers la lumière, les décors. Notre frère, qui est peintre et follement inventif, s’est chargé des éléments du rêve, cette tête de femme traversée de métal qu’il a fabriquée en silicone, ces hommes chauves dont il a peint le corps en blanc à la chaîne, cette fresque sur un long mur… Tout a été créé à la main et toutes les scènes ont été filmées.

Comment décririez-vous le style visuel de votre film ?

T. M. : J’ai le sentiment que nous sommes toujours affectés par notre environnement immédiat. La lumière devait traduire les émotions, le cadrage devait être pensé comme pour une toile, chaque objet devait être un élément dramatique. Et je voulais aussi donner une certaine beauté à cette ville et à ces intérieurs inconfortables. La part de réalisme vient du scénario et des personnages. Je ne voulais pas de symbolisme dans le jeu mais je tenais à créer un univers autour des personnages pour dire quelque chose comme : «Je vous raconte une histoire mais je vous offre aussi un monde.»

Après la projection, vous avez vivement manifesté votre implication dans la défense de la liberté de circulation. Est-ce un des combats de ce film ?

L. M. : L’Europe occidentale ignore à quel point c’est compliqué d’obtenir des visas en Macédoine. Mais cette revendication n’est pas spécifique à notre pays : la moitié du monde n’est pas libre de circuler sur la planète, alors que c’est un droit fondamental !

T. M. : Je suis de Titov Veles parle de la quête de liberté de trois femmes dans les Balkans, mais c’est d’abord un film sur l’absence de liberté.

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