Ballade irlandaise

Bernard Langlois  • 19 juin 2008 abonné·es

C’est lors d’une balade en Provence (en fait, un aller-retour Creuse-Marseille-Creuse, à la sollicitation d’Attac-13) que j’ai savouré cette ballade irlandaise qui, avec le soleil revenu, a joyeusement marqué ce rassemblement militant et champêtre de Gardanne
[^2]
, samedi dernier. C’était une fête locale à l’occasion des dix ans de l’association (Preuve qu’elle dérange toujours : la révélation, par le magazine télévisé «Temps présent» (Radio-Suisse-Romande) d’une affaire d’espionnage des membres d’un groupe de travail d’Attac-Vaud par une société de sécurité privée, au profit de la multinationale Nestlé. Les militants suisses travaillaient sur le livre Attac contre l’Empire Nestlé, paru en 2004. Une espionne avait réussi à infiltrer le groupe et à suivre la progression de leur enquête pendant un an… Détails sur le site de RSR, où l’on peut visionner l’émission intégralement : http://info.rsr.ch/fr.) ; et rien ne pouvait mieux contribuer à son succès que ce cadeau des électeurs irlandais, balayant par leur vote ce traité de Lisbonne qu’on nous fourguait de force en lieu et place du texte jumeau retoqué en 2005.

Même s’ils sont conscients de leur caractère partiel (on sait bien que les forces néolibérales un moment déconfites vont s’employer très vite à contourner l’obstacle), les militants ont besoin de ces succès ponctuels pour garder encore la force de militer, et le résultat de ce référendum irlandais est vraiment le bienvenu.

Il est le bienvenu pour tous les peuples européens qui souffrent de cette Europe des banques et des marchés, incapable d’assurer à ses ressortissants une vie décente comme de faire vivre une démocratie digne de ce nom : seuls à pouvoir user du référendum (comme l’exige leur constitution), les Irlandais se sont exprimés pour eux-mêmes, mais aussi pour la plupart des autres peuples européens, comme précédemment Français et Néerlandais avaient été les seuls en mesure d’exprimer le rejet populaire du traité constitutionnel. Il n’est plus douteux pour personne que le recours au référendum dans tous les États-membres de l’Union se traduirait par un refus massif des institutions qu’on veut nous imposer, ce pourquoi nos bons Maîtres se garderont bien d’y recourir à nouveau («Maudits Irlandais, pestent-ils, quelle idée que de s’être imposé par leurs règles propres cette épreuve dangereuse qui fout tout le monde dans la merde, on se demande !»), nos Parlements, si dociles et bien travaillés par les lobbies, ne risquent pas d’entraîner l’Europe dans de telles galères. Il est le bienvenu, ce «non» irlandais, en particulier pour nous Français, puisque le texte du traité prétendument simplifié était en bonne part l’œuvre — a-t-il assez revendiqué son rôle !~– de notre grand Président aux cinq ou six cerveaux disponibles ; que c’est sur le socle de ce traité et avec l’assurance de sa ratification qu’il se préparait à marquer de sa griffe inspirée les six mois d’une présidence française imminente, qui du coup s’en trouve singulièrement rabougrie. Il est le bienvenu enfin pour nous Français de gauche, qui ne sommes pas près d’oublier la trahison (et le reniement) du Parti solférinien, toutes écuries confondues, qui avait les moyens d’imposer à Sarkozy le recours au vote populaire et a pris soin, dans un grand luxe d’hypocrisie, de s’en abstenir.

«Un oranger, sur le sol irlandais, ça ne se verra jamais…» Mais si, la preuve ! Ah les braves gens !

PÊCHE MIRACULEUSE

Les manifestations, blocage des routes, «opérations escargots» se succèdent : routiers, agriculteurs, taxis, ambulanciers… Parmi les professions les plus touchées par la flambée des cours du pétrole, les marins-pêcheurs, gros consommateurs de gazole. Reconnaissons-leur quelques raisons d’être inquiets — que dis-je, pour beaucoup d’entre eux, de frôler le désespoir.

Métier dangereux, pénible, menacé non seulement par le prix du carburant indispensable (sauf à revenir à la marine à voile !), mais aussi par la raréfaction des ressources. Et cette réalité-là, ils ont du mal à l’admettre. Et quand Bruxelles décrète, d’une façon qu’ils jugent arbitraire, la suspension de telle ou telle pêche (aujourd’hui le thon rouge), la corporation redouble de colère. À tort, bien sûr, sur ce coup, Bruxelles a raison. Mais, de la même façon qu’on peut à bon droit s’étonner (se gausser, s’indigner, se désespérer, se révolter…) de constater qu’en 2008, confrontés à la crise alimentaire mondiale, chefs d’État et organismes internationaux découvrent qu’il conviendrait de réintroduire dans les pays du Sud des cultures vivrières qu’on a bien imprudemment (et pour des raisons mercantiles) sacrifiées au profit de cultures d’exportation, alors que nombre d’écologistes, avec et après René Dumont notamment, n’ont cessé de clamer cette évidence depuis près d’un demi-siècle ; de la même façon, donc, pour ce qui concerne les ressources halieutiques, les avertissements n’ont pas manqué, et depuis aussi longtemps, qui annonçaient la pénurie à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés. Témoin ce qu’on pouvait lire dans L’Almanach Cousteau de l’environnement, paru en 1981~: «Tandis que toutes les espèces de poissons, de mollusques et de crustacés sont en régression notable, et que certaines arrivent au bord de l’extinction, on continue d’entretenir l’illusion de la pêche miraculeuse. On voudrait faire croire que l’océan nourrira les milliards d’hommes de demain, alors qu’il se transforme en désert — à cause du chalutage abusif, de la destruction mécanique des lieux de reproduction, et des effets cumulés des pollutions. […] Des fonds qui pullulaient naguère se transforment en étendues sans vie ; et des espèces qu’on croyait inépuisables, comme les harengs, les sardines, les maquereaux ou les anchois, sont dans un état démographique préoccupant ([^3]).»

Mais comme il est bien des savants fous pour dire que tout ça, c’est billevesées et coquecigrues, et autant de politiciens démagos pour jurer qu’on va les défendre jusqu’à la dernière crevette, comment les pêcheurs de la nuit océane ( «Ô combien de marins, combien de capitaines…» ) pourraient-ils comprendre et admettre la dure réalité qui les condamne ?

Le condiment

C’est Desgraupes, qui ne l’aimait guère, qui l’avait ainsi surnommé, «le condiment». Le Vieux avait l’humour vache. Poivre d’Arvor viré de son fauteuil du 20~heures, ça, c’est une nouvelle !

Je ne dis jamais de mal de PPDA, on me le reproche assez. D’abord parce que, à la différence de la plupart de ses contempteurs, je connais la difficulté du job : les JT en général sont nuls et leurs présentateurs(trices) inconsistant(e)s, voire insupportables à des degrés divers, et pour un type qui s’y colle depuis si longtemps soir après soir, Poivre, malgré quelques dérapages qu’on connaît, ne s’en est pas si mal tiré, je trouve ; ensuite, j’ai de bons souvenirs de l’époque (lointaine) où nous cohabitions à Antenne~2~: je n’ai jamais eu avec lui la moindre embrouille, nos relations étaient cordiales, j’ai même le souvenir d’une équipée au Japon (nous présentions pendant une semaine nos journaux respectifs en direct de Tokyo) qui fut très sympathique ; je lui suis, aussi, reconnaissant de son soutien public, lors de mon éviction, suite à l’affaire Grace de Monaco, alors qu’il n’avait vraiment rien à y gagner ; je me souviens, enfin, qu’il sut donner, à ma demande, un coup de pouce appréciable à un petit hebdo débutant et bien peu soutenu…

Ce n’est pas souvent que Politis a été cité, et montré, au 20~heures de la Une !

DISETTE

Aucune inquiétude quant à l’avenir du journaliste-star précité. Je pense même que c’est une grande chance pour lui que cette sortie en forme de sanction politique, qui en fait la victime de l’arbitraire sarkozien (ceux qui croient à l’indépendance des médias — tenus soit par le pouvoir politique, soit par le pouvoir économique — m’ont toujours fait rire), qui surpasse en activisme tous ses prédécesseurs.

On peut en revanche nourrir quelque inquiétude pour l’avenir du service public de télévision : autant j’étais, et reste, favorable à la suppression de la publicité — seule façon de se débarrasser de la dictature de l’audimat, et donc de tirer les programmes vers le haut : et c’est très mal barré, si j’en juge par les rumeurs de transferts annoncés de tel ou tel amuseur public bas de gamme sur France~2~– ; autant le refus d’augmenter une redevance ridiculement basse et l’abandon probable du projet de taxation des chaînes privées sur le bonus de publicité qu’elles se feront mécaniquement semblent annoncer des temps de grande disette. On ne fait pas de bonne télévision sans du bon pognon, même si des économies sont sans doute possibles.

Comme de surcroît l’homme aux cinq ou six cerveaux disponibles et qui se mêle de tout et de n’importe quoi va sans doute vouloir imposer aux chaînes ses (mauvais) goûts, ses hommes liges et ses favorites, les personnels ont toutes les raisons de s’inquiéter. Et de tenter de résister (ce qui ne sera pas du gâteau…)

K.-O. DEBOUT

Un regret : que la profession n’ait pas soutenu plus fermement les combats, exemplaires, de Denis Robert. Et pas seulement la profession : le PS, là aussi, a été en dessous de tout. Ici, avec nos petits moyens, nous avons fait ce que nous pouvions : essentiellement, informer, lui donner la parole, diriger vers son site, parler de ses livres. Aujourd’hui, harcelé, condamné à de lourdes amendes, Denis baisse les bras.

Il s’en explique sur son blog [^4] : *«Je jette l’éponge.

«C’est une victoire de Clearstream, de ses avocats, de ses juristes, de ses dirigeants, des banquiers de son conseil d’administration. Une victoire de la censure* […]. Je me suis battu pendant vingt ans pour la construction d’une justice européenne. J’ai toujours écrit pour informer l’opinion de l’intégration croissante du crime organisé dans les circuits financiers et les processus de décision de nos sociétés mondialisées. Depuis mon travail à Libération à la rédaction de «l’appel de Genève», ou par mes autres livres et films, j’ai essayé d’informer le public de ce qui se passait dans les coulisses du pouvoir et de la finance clandestine. Mais la partie est devenue trop dure et inégale.

«J’ai entrepris ce travail de journaliste avec mes moyens, ma bonne foi. Je le paie cash. Un peu trop. […] *J’ai réalisé une enquête de première main, avec des dizaines de témoins différents. Huit ans de ma vie. Nous avons remporté de belles victoires, repoussé plusieurs dizaines d’assauts de banques russes, luxembourgeoises ou de Clearstream devant les tribunaux français, belges, canadiens, suisses et même à Gibraltar.

«Mais ce n’est plus possible.

«Ma confiance envers la justice et les hommes qui ont à juger de mes écrits s’est émoussée. Les tribunaux sont plus sensibles à l’air du temps et au harcèlement juridique d’une société aux moyens inépuisables, qu’à l’examen des faits. Je suis condamné par des magistrats qui, la plupart du temps, ne connaissent des mécanismes financiers que leur livret de Caisse d’épargne.* […] J’ai le sentiment d’être plus poursuivi et sanctionné en écrivant sur la délinquance financière que si je faisais une apologie du nazisme ou du viol de la vie privée. Au bout d’un moment, cela n’a plus de sens, sinon celui de donner du travail à l’avocat et aux juristes de Clearstream. […] »

Détail qui en dit long sur nos mœurs de Bas-Empire : l’avocat de Clearstream, qui s’acharne sur Denis Robert, est aussi celui de Charlie-Hebdo, qui défend avec fougue la liberté d’expression…

Denis, encore bravo pour ton courage. Tu as cent fois raison de lâcher prise, de penser un peu à toi et à ta famille : ton travail est fait, et bien fait, chacun peut lire tes livres, voir tes films, c’est l’essentiel. Passe à autre chose. Fais-nous un beau roman qui ne donne aucune prise à la canaille en col blanc, la pire. Bon vent !

[^2]: Bravo et merci aux lecteurs-correspondants qui y tenaient une belle table Politis, fournie et fort bien située au cœur de la fête.

[^3]: C’est l’ami et le collaborateur du Commandant au bonnet rouge, copain de Jojo le Mérou, qui exhume ce passage de L’Almanach sur son blog (). Yves Paccalet, journaliste et écrivain, est notamment l’auteur de nombreux livres sur la mer, la nature, l’écologie, dont : L’humanité disparaîtra, bon débarras ! (Arthaud, 2006).

[^4]: ./ et http://lesoutien.blogspot.com/.

Edito Bernard Langlois
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