On n’est pas venu voir le défilé…

Denis Sieffert  • 10 juillet 2008 abonné·es

Tout le monde connaît la chanson de Boris Vian : « On n’est pas là pour se faire engueuler, on est venu voir le défilé… » Eh bien cette année, ce n’est pas si sûr. En ce 14 Juillet, on viendra aussi, et peut-être surtout, voir la tribune officielle. Deux hôtes, inattendus il y a quelques jours encore, devraient s’y côtoyer. Ingrid Betancourt, sûrement, et le Syrien Bachar el Assad, peut-être. « Elle », n’en doutons pas, sera en très bonne place, au plus près de Nicolas Sarkozy. Les gens de communication auront demandé au protocole de la placer de telle sorte qu’un même mouvement de caméra puisse les capter ensemble, afin que nul n’ignore leur complicité. Pendant que retentira « la Marche de la légion », ou « Sambre et Meuse », ou « Auprès de ma blonde », le président français quêtera ostensiblement un sourire que la télévision nous montrera, et dont la France entière – hormis peut-être quelques pacifistes indécrottables – pourra s’émouvoir. Puis, il lui remettra solennellement la Légion d’honneur. Car le Président est convaincu que la popularité est contagieuse. Et c’est un virus qu’il rêve d’attraper. Pour cela, il ne pouvait guère compter sur la proximité de Bachar el Assad… Celui-ci, on l’imagine, sera au contraire tenu à bonne distance. Alors qu’avec l’ex-otage des Farc, le profit est assuré. À moins que la surexposition médiatique n’ait fini par faire pâlir la photo au point de la rendre aveuglante. Et la saturation médiatique, par provoquer lassitude et agacement. Dans ce cas, soyons juste, la source de l’irritation ne serait pas Ingrid Betancourt elle-même, femme courageuse et estimable dans ses convictions, mais la fabrication autour de son histoire d’une sorte de consensus national qui est proprement insupportable.

Il n’est d’ailleurs pas sûr que les politiques (Sarkozy notamment) en soient les principaux initiateurs, tant la machine médiatique paraît capable de s’emballer toute seule. Le plus étonnant, c’est que rien ne dit que les gens approuvent cette débauche d’émotion. Tout le monde a été heureux d’apprendre la libération d’Ingrid Betancourt, échappant à des geôliers passés en quarante ans du statut de défenseurs des paysans pauvres contre les gros latifundiaires à celui de miliciens fossilisés terrorisant les populations qu’ils prétendaient soutenir. Nous avons tous guetté ses premiers pas de femme libre, son premier sourire. Jusqu’au moment où, convoqués malgré nous au milieu des embrassades et des effusions et des agenouillements, nous avons commencé à nous sentir de trop. Avant de trouver de plus en plus indécente cette captation de l’information, cet oubli soudain de toute la misère du monde au profit d’un seul événement. Que devaient ressentir les parents de ces deux gamins poignardés à Londres en entendant radios et télévisions répéter heure après heure que c’était jour de joie et de bonheur ? Le monopole de l’émotion prend toujours le risque de la faute de goût. Surtout quand l’information n’a plus rien à dire et qu’elle a laissé la place à la répétition et au matraquage. Et lorsque, de surcroît, les questions que pose cette rocambolesque opération de l’armée colombienne demeurent sans réponse. Au mieux, nos médias, béats, n’ont su que rapporter brièvement les révélations de journalistes suisses qui ont fait leur métier en portant à la connaissance de leurs lecteurs une histoire de rançon infiniment moins romanesque que la version officielle.

« Elle » sera donc au côté de Nicolas Sarkozy lundi, place de la Concorde, et encore au traditionnel cocktail dans les jardins de l’Élysée. Elle devrait donc y croiser quelques chefs d’État et de gouvernement tout juste sortis du sommet de l’Union pour la Méditerranée. Où il n’y aura pas cette fois Kadhafi, qui a déjà pu goûter jusqu’à satiété aux honneurs de la République et qui a foulé nos tapis rouges. Mais, à cette exception près, tous les autres ont mangé leur chapeau après avoir, un temps, maugréé à propos de la présence d’Israël.

L’objectif commun des pays riverains de la Méditerranée et des vingt-sept pays de l’Union européenne, tels que définis par Laurence Parisot, la présidente du Medef, c’est « accroître les échanges de 10 % par an » , « tripler les investissements étrangers directs d’ici à 2020 » et « sécuriser un cadre réglementaire pour les investisseurs » . Les objectifs politiques et commerciaux ne sont guère dissociables. L’UPM reprend largement l’idée d’une zone de libre-échange initiée au moment du premier processus de Barcelone, en 1995. Dans cette optique, les pays de la rive sud fourniraient une main-d’œuvre bon marché, au gré des quotas et de l’immigration choisie. Quant à Bachar el Assad, il faut se féliciter de sa présence, même si l’on en voit bien les objectifs, côté occidental. Cette invitation vient au moment où Israël renoue avec la Syrie, et alors que les États-Unis s’efforcent d’isoler l’Iran. L’audace de Nicolas Sarkozy est donc mesurée…

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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