Fabriquez votre emploi !

Les Coopératives d’activités et d’emploi permettent à des entrepreneurs de monter leur projet tout en percevant un salaire. Reportage chez l’une d’entre elles, Perspectives, à Prades.

Marion Dumand  • 28 août 2008 abonné·es

« À Perspectives, on ne juge ni votre projet ni sa viabilité. On met en place les conditions idéales pour que vous le réalisiez. » Dans l’antenne de Prades (Pyrénées-Orientales), quatre personnes écoutent attentivement Brigitte Roques, la créatrice et gérante de cette coopérative d’activités et d’emploi (CAE) : un peintre, un graffeur, une dessinatrice et une journaliste, envoyés là par le conseiller RMI, l’ANPE, ou aiguillés par le bouche-à-oreille. Tous sont désireux de comprendre ce sacré paradoxe, affiché sur les vitres : « Devenez entrepreneur salarié ».

Prenons un exemple. Jeune ébéniste, Gaëlle souhaitait lancer son activité, à deux conditions. Ne pas se perdre dans la comptabilité et l’administration, s’assurer un statut légal et « lisser » ses revenus. Après une courte période de diagnostic et de test, elle a signé un CDI avec Perspectives : le salaire est établi, et actualisé, en fonction du chiffre d’affaires estimé pour les trois prochains mois. Gaëlle fait entrer l’argent, Perspectives le transforme en salaire. La coopérative déduit les impôts, cotisations, charges et assurance, auxquels s’ajoutent 10 % de frais pour la gestion, le suivi, la formation, etc. Puis divise le restant pour le répartir sur les trois mois. Gaëlle est donc bien entrepreneure dans son atelier et salariée de la coopérative. L’ensemble repose sur une confiance réciproque : Perspectives s’engage à lui verser sa paie, et Gaëlle à travailler pour atteindre le chiffre d’affaires convenu.

Une fois le principe compris, les questions affluent. Que se passe-t-il si l’on fait moins que prévu ? « Exceptionnellement, il est possible de baisser le salaire. Mais mieux vaut commencer petit, tout en progressant régulièrement », explique Brigitte Roques. De fait, les objectifs rassurent par leur réalisme et leur modestie. Au troisième mois, il faut obtenir 128 euros (soit 66 euros de salaire net) pour atteindre, au bout d’un an et demi, 861 euros (soit près de 500 euros de salaire). Ce dernier seuil équivaut à un mi-temps rémunéré sur la base du Smic. « Même si, lorsque je fais une fresque, je ne facture pas à la durée mais au résultat ? » , s’enquiert le graffeur. Même ainsi, le prix de la prestation sera « converti » en heures au Smic. « Évidemment, ce sont des objectifs a minima, souligne Brigitte. Mais une fois atteint 75 heures par mois, et ce sur six mois, nous considérons le seuil de rentabilité atteint. Nous ne poussons pas à la productivité car nous comprenons parfaitement qu’un mi-temps puisse convenir. » Là commence une nouvelle aventure : devenir associé de la coopérative ou créer sa propre micro-entreprise.

C’est de l’observation de ces dernières qu’est né Perspectives. Plus précisément d’une statistique qui fait froid dans le dos : « Dans les trois années suivant leur création, 70 % des micro-entreprises font faillite », rappelle la gérante de Perspectives, alors que la coopérative affiche une jolie réussite, avec ses 180 entrepreneurs salariés et ses 15 associés qui dégagent un chiffre d’affaire annuel de 1,7 million d’euros. Cette réussite aide à trouver des subventions auprès de l’Union européenne et de la communauté d’agglomération, qui assurent 60 % du financement de la coopérative. Le restant provient des 10 % versés par ses membres, qu’ils gagnent 30 ou 3 000 euros. « Je suis parfois gênée de prélever des sommes bien plus élevées que les services rendus, reconnaît Brigitte. Mais tous l’acceptent : c’est ce principe de solidarité qui permet d’accueillir tous les projets, même les plus petits. »
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Au nom de ce principe, les CAE promeuvent des pratiques aussi dépassées dans la France sarkozyste que la mutualisation des revenus, des réseaux et des décisions, notamment pour lutter contre la précarité. Elles ne s’adressent d’ailleurs pas aux nantis : sur la totalité des personnes accompagnées, 61 % sont des chômeurs et 16 % des RMIstes. Ces caractéristiques les distinguent des sociétés de portage, qui permettent le plus souvent à des cadres de signer des CDD pour des missions. Un marché grandissant qui vient d’être légalisé par la loi de modernisation du marché du travail, au grand dam des députés verts et communistes. *« Les couveuses d’activité sont une auto-école où on t’apprend à conduire ; les sociétés de portage, des taxis qui t’accompagnent pour une mission ponctuelle,
compare Brigitte, et les coopératives, des transports en commun. »

Des transports en commun soutenus par des syndicats et des mouvements « gauchistes », dont on peut descendre à tout moment sans repartir à zéro. À Perspectives, abandonner son projet de micro-entreprise n’est ni rare (près de la moitié), ni stigmatisé. Le passage dans la CAE sert toujours. « La structure permet aussi ça : tester, faire son deuil en direct, repartir » , estime la gérante. Mais 30 % ont retrouvé un emploi, 10 % partent en retraite ou en formation. Et 10 % préfèrent devenir des associés de la coopérative. Comme Jean, « arrivé sans rien, se souvient Brigitte, si ce n’est son idée » : fabriquer des animaux en mousse grandeur nature pour le tir à l’arc. Maintenant, Arawak 3 D participe aux championnats du monde et est devenu membre associé de Perspectives. Ou Alexandre et Michel, qui ont rencontré via Perspectives le troisième comparse de leur entreprise de travaux environnementaux, et envisagent sérieusement de s’associer à la coopérative. « Tu peux te consacrer entièrement à ton projet, le faire évoluer en cours de route, sans jamais te sentir isolé, résume Alexandre, qui avait auparavant une micro-entreprise rentable. *Tu n’es ni patron ni employé, mais responsable et engagé. »
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