« L’éthique doit tirer le politique vers le haut »

Vice-président du Comité consultatif national d’éthique, Pierre Le Coz revient sur
les missions de cette instance
à l’heure
où la société
et les pouvoirs publics fantasment
la génétique comme source unique
des déviances et des maladies.

Ingrid Merckx  • 28 août 2008 abonné·es

Dépistage de la délinquance chez les enfants de moins de 3 ans, gène de la pédophilie, gène du suicide, fichage ADN… Pourquoi, selon vous, cette percée du tout-génétique ?

Pierre Le Coz : Cette tendance s’inscrit dans une logique individualiste qui va chercher dans l’individu la source de tout ce qu’il fait. Ou bien c’est son « libre arbitre » qui le rend responsable de son destin, ou bien ce sont ses gènes qui induisent ses comportements déviants. Dans une logique individualiste, les comportements sont intradéterminés et non pas déterminés par l’environnement, le contexte social, la communauté, ou le bain culturel…
Cette orientation biologisante de l’individualisme est récente à en croire les questions que nous recevons depuis quelques années au Comité d’éthique. Mais il faudrait remonter jusqu’au XVIIIe siècle pour retrouver les premiers germes de l’individualisme lui-même. Son coup d’envoi par les Modernes réside dans l’idée de « souveraineté individuelle », qui a produit notre tendance à chercher à l’intérieur des individus la clé de tous leurs comportements.

Cette tendance biologisante de l’individualisme inquiète-t-elle au CCNE ?
Oui, dans la mesure où l’on risque de passer à côté de facteurs environnementaux (facteurs « épigénétiques »). Chercher le gène de maladies sans avoir à l’esprit qu’elles sont en interaction avec un environnement peut inspirer des politiques sanitaires déconnectées de la réalité. Par exemple, si l’on se polarise sur le gène qui prédispose à l’obésité, on perd de vue le rapport de la personne à la consommation, sa solitude ou son désœuvrement. On risque d’avoir une vision très unilatérale de sa maladie. N’oublions pas que la santé est un paramètre dans toute une vie, qu’elle est liée notamment au fait d’avoir un abri, un revenu, une condition culturelle, sociale, la capacité de développer un esprit critique…

Le CCNE prend-il plutôt position contre la sacralisation du gène ?

Oui, mais certainement pas contre les généticiens, qui sont souvent les plus lucides sur les limites de ce qu’on peut attribuer à la génétique. Ce sont plutôt la société et les pouvoirs publics qui fantasment la génétique comme source unique, exclusive, de toutes les déviances, des anomalies et des maladies. Nous aurions tort de penser que la génétique a progressé dans des proportions telles qu’elle serait devenue la science reine.
Ce qui entretient la confusion, c’est que cet imaginaire s’appuie sur des réalités : certains cancers du sein, par exemple, sont d’origine génétique. On ne saurait nier l’existence de substrats biologiques et de paramètres génétiques. Mais cela réactive de vieux démons pressés d’aller dénicher le gène du crime ou celui du suicide. Ces croyances sont très en vogue dans le fondamentalisme évangéliste aux États-Unis. Elles véhiculent la fameuse doctrine de la prédestination de Calvin, selon laquelle les individus sont à la fois libres de leurs comportements et prédestinés à accomplir immanquablement leur destin du fait d’une nature mauvaise, souillée. Le discours de George W. Bush sur l’axe du bien et l’axe du mal reflète cette culture ancrée dans l’idée que « Dieu l’a voulu ».

Ces croyances trouvent-elles preneur en France ?

Certaines s’enracinent dans nos mœurs de manière insidieuse, dans les programmes scolaires, par exemple, dans les sciences dites « de la vie » qui enseignent que l’homme et la vie qui fuse à travers lui sont un ensemble de particules matérielles. On souffre, en Occident, d’un manque de vision profonde de ce que sont la vie et l’être humain. Le matérialisme ambiant prépare ainsi le terrain à une forme de mysticisme renversé, où le gène a remplacé l’inconscient, lequel avait remplacé Dieu…
On est toujours à la recherche d’un ouvre-boîtes universel. Dans la Critique de la raison pure, Kant montrait déjà que la raison humaine a tendance à chercher une cause unique à tous les phénomènes. C’est tellement plus simple quand il n’y en a qu’une ! Que ce soit Dieu, la nature, l’atome…

Le président de la République lui-même évoquait, dans un entretien avec Michel Onfray paru dans Philosophie Magazine, l’existence d’un « gène de la pédophilie ».

Sur ces sujets sensibles, chacun est bien libre de ses opinions à condition toutefois qu’il ne les présente pas comme des acquis scientifiques. On ne peut pas non plus donner raison à ceux qui affirment, également sous couvert d’un savoir scientifique, que la pédophilie est fonction de l’histoire du sujet et de son contexte social. L’important, c’est de ne pas en dire plus qu’on en sait. Or, sur la pédophilie, on ne sait pas grand-chose. Mais nous n’en sommes pas non plus au point de voir ces allégations appuyer des décisions politiques. Un des rôles du Comité d’éthique est d’assurer une veille critique pour éviter que la puissance publique prenne des directions biopolitiques appuyées sur des pseudo-savoirs.

Pourquoi la révision de la loi de bioéthique, initialement prévue en 2009, a-t-elle été repoussée en 2010 ?

On peut penser que cette révision n’entre pas dans les priorités des pouvoirs publics. Cela dit, ce système de « révisabilité » permanente interroge le CCNE. Les esprits n’ont pas encore eu le temps de s’approprier la législation nouvelle qu’on parle déjà de la changer. Pourtant, rien n’interdit au législateur d’intervenir sur un paragraphe à l’occasion d’une découverte scientifique, par exemple. Pourquoi revoir le dispositif tous les cinq ans ?
Là où il faudra que le législateur prenne ses responsabilités, c’est sur les nanotechnologies et les neurosciences. Bien qu’ils recèlent des possibilités prodigieuses de manipulations ou d’identification des personnes, ces domaines ne sont pas toujours limpides pour les profanes. En intervenant sur le cerveau, on arrive à réduire les tremblements liés à la maladie de Parkinson. Où mettre le curseur ? Pourra-t-on en imposer un ? Faut-il corriger des états dépressifs sévères en agissant sur des centres nerveux par stimulation électrique ? On voit mal, à l’avenir, comment on pourrait interdire à une personne, par exemple, une intervention neurochirurgicale pour s’affranchir d’une dépendance.
Le cerveau est un marché énorme : on vend déjà de nombreux médicaments totalement inefficaces contre la maladie d’Alzheimer… Imaginez le jour où ils seront efficaces ! La santé est l’un des plus gros marchés mondiaux.

On garde en mémoire des avis courageux rendus par le CCNE, sur la fin de vie et les tests ADN pour les immigrés notamment. Quel autre avis pourriez-vous mettre en avant ?

Le tout dernier sur le dossier médical personnalisé (DMP) (Avis 104). La société n’a pas eu conscience du virage quasi totalitaire vers lequel on s’orientait avec ce projet ! Au nom de la traçabilité des soins et d’une volonté de faire des économies, on a eu la tentation d’héberger toutes les données de santé d’une population sur Internet, en brandissant des menaces de sanction pour ceux qui refuseraient de communiquer ou voudraient masquer des données. Au nom de la transparence totale, le DMP révèle surtout un fantasme de maîtrise du parcours des individus avec un prisme médical imposé qui transforme les citoyens en malades potentiels permanents. Le CCNE n’a pas jugé qu’il fallait « commencer par du facultatif » mais s’en tenir, une bonne fois pour toutes, à un usage libre, fondé sur la base réduite du volontariat.

La population manque-t-elle de conscience éthique ?

C’est un peu la raison d’être du comité : notre société peine à avoir une conscience à la mesure de la gravité des problèmes. Ceux qui en ont conscience donnent parfois dans le catastrophisme, ce qui est contre-productif. Ils pensent que pour attirer l’attention de la société, il faut créer une émotion de crainte, en se rabattant sur des précédents comme l’eugénisme nazi par exemple, alors que notre situation n’a rien de comparable.
Un deuxième danger est de ne faire aucune concession au grand public. Il faut que la société s’approprie les questions d’éthique, que la bioéthique ne reste pas abstraite, théorique. Le CCNE réfléchit beaucoup à la manière de rendre ses avis plus accessibles, plus pédagogiques. Le problème, c’est que seuls les sujets à dimension émotionnelle forte trouvent un écho.
Le troisième danger est celui de l’instrumentalisation. Les pouvoirs publics pourraient nous utiliser comme caution pour valider des décisions en se targuant d’être éthiques. Mais on peut aussi s’auto-instrumentaliser en prenant systématiquement une position hostile aux pouvoirs publics (ce que des gens de gauche ont eux-mêmes appelé récemment un « anti-sarkosysme pavlovien » !). Il faut se méfier de la complaisance comme de la paranoïa.
Pluridisciplinaires, il nous faut arriver à être politiques au sens large. Le CCNE ne doit pas donner le sentiment de travailler pour un bord. Il importe que l’éthique, au moins sur un plan idéal, soit transcendante par rapport aux affrontements politiques, pour tirer le politique vers le haut. Notre seul gage d’indépendance, c’est la pluralité.

Que dire des comités d’éthique dans le monde ?

Le CCNE français est le premier modèle du genre. Il a été créé en 1983 par François Mitterrand à la suite du premier bébé-éprouvette. Les premiers avis ont tourné autour de l’embryon et de l’assistance à la procréation. L’idée a essaimé à l’étranger, mais il existe une foule de configurations différentes. Certains pays, comme la Russie et la Chine, ne sont pas encore parvenus à monter une structure visible. On ne peut s’empêcher de penser que là où il y a une vraie dynamique au niveau éthique, c’est quand la démocratie est bien installée. Le Sommet mondial de septembre doit d’abord nous permettre de mieux connaître les comités d’éthique qui existent. Trente pays seront représentés. Nous avons essayé de faire en sorte que les gros pays n’aient pas le monopole, que ce ne soit pas un G8 de l’éthique !
Ensuite, il s’agit de confronter nos arguments aux autres. Le but n’est pas de produire des normes éthiques internationales, mais d’élargir nos perspectives. Mais on doit rester prudent par rapport à ce qui se fait ailleurs : s’aligner sur des pays voisins reviendrait à raisonner par les faits. Pour les tests ADN par exemple, on nous a dit : « Tout le monde le fait ! » Mais nous n’avons pas, en France, une philosophie de la famille fondée sur le sang et le sol. En somme, nous avons d’un côté à éviter de décréter que les autres prennent des décisions contraires aux droits de l’homme, et de l’autre, à garder notre indépendance par rapport à nos voisins.

Pourquoi le CCNE n’a-t-il encore jamais rendu d’avis sur les OGM ?

Parce que les questions de bioéthique sont restées confinées au biomédical. Mais le nouveau président du Comité, Alain Grimfeld, qui est pédiatre et spécialiste de l’asthme, est favorable à l’idée d’un élargissement de nos travaux aux questions d’environnement. Si le CCNE est saisi aujourd’hui sur la question des OGM, il ne l’esquivera pas.

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