La maladie de la rentabilité

Nicolas Sarkozy et Roselyne Bachelot lancent une grande réforme
du système de soins qui donne le coup de grâce au service public hospitalier. Et permettra, à terme, de privatiser la Sécurité sociale. Un dossier à lire dans notre rubrique **Eco/Social** .

Pauline Graulle  • 25 septembre 2008 abonné·es
La maladie de la rentabilité

En matière de santé, le gouvernement n’a qu’une obsession : colmater le trou de la Sécu. Et un remède miracle, la privatisation. Derrière les belles promesses de la ministre de la Santé, Roselyne Bachelot, d’ « assurer à chacun l’accès à des soins de qualité sur tout le territoire » , il serait donc vain d’essayer de discerner dans la réforme qui se prépare une véritable politique de santé publique. Sous ses airs fourre-tout, le nouveau projet de loi « Hôpital, patients, santé, territoires », présenté mi-­octobre en Conseil des ministres, engage une réorganisation d’ampleur du système de santé. Livrer la solidarité nationale aux logiques du marché est l’option adoptée par le gouvernement pour récupérer les 4 milliards d’euros qui ont mis l’assurance-maladie dans le rouge. « Le néolibéralisme a fait main basse sur les télécoms, l’énergie, les transports… Aujourd’hui, il s’attaque à la protection sociale, qui représente un marché considérable : 540 milliards d’euros, soit près du double du budget de l’État, tous ministères confondus ! », estime Bernard Teper, coordinateur du Collectif national contre les franchises, pour l’accès aux soins partout et pour tous, et pour une Sécurité sociale solidaire [^2].

Illustration - La maladie de la rentabilité

Roselyne Bachelot inaugure un plateau technique au centre hospitalier d’Antibes-Juan-les-Pins. Danna/AFP

Point d’orgue d’un changement progressif – mais radical – de société, cette rupture inédite dans la conception de la santé publique inquiète aussi bien les syndicats que les professionnels du soin. « On se dirige vers un système de soin à l’américaine, estime François Danet, médecin et chercheur [^3]. Les mu­tuelles, les assurances privées et la Sécu seront les financiers, et les médecins seront des “producteurs” de soins. » Quant aux patients et « consommateurs », ils seront les victimes indirectes de ce grand chambardement.

L’Élysée met en coulisse la dernière main à un projet de loi qui se chargera de détricoter la Sécurité sociale. C’est en s’attaquant à la forme qu’il s’en prend au fond, mettant sous le joug d’objectifs purement comptables l’ensemble de la protection sociale. Maîtres d’œuvre, les futures agences régionales de santé (ARS), organes déconcentrés du ministère de la Santé, piloteront la « modernisation des établissements de santé » . L’avènement de ­l’hôpital-entreprise passera d’abord par la réorganisation de sa structure de direction : des conseils de surveillance seront mis en lieu et place des conseils d’administration – jugés sans doute trop démocratiques. Un « patron » sera nommé à la tête des établissements. « On peut tout à fait imaginer qu’il sera issu d’une grande compagnie d’assurance ! », note Nadine Prigent, secrétaire générale de la CGT Santé. Dans ce système, où les finances priment sur les besoins, ces « patrons » auront le dernier mot sur le pouvoir médical. Ils décideront du projet médical d’établissement, du règlement intérieur, des conditions de travail. Et pourront supprimer, le cas échéant, les services les moins rentables de leur « entreprise de soins ».
Si elle s’aggrave avec l’instauration de la réforme Bachelot, la maladie de la rentabilité a néanmoins commencé à gangrener le secteur de la santé il y a plus de vingt ans. Les symptômes les plus visibles sont apparus avec la tarification à l’activité, la fameuse « T2A » mise en place dans les établissements publics et privés de santé par le mi­nistre de la Santé de l’époque, Jean-François Mattéï. Attribuant à chaque pathologie un tarif correspondant remboursé par la Sécu à l’établissement, ce mode de financement calqué sur le monde marchand a fait les choux gras des cliniques et plombé les finances de l’hôpital. Le secteur lucratif s’est réservé la primeur des actes les plus rentables (notamment la chirurgie programmée, comme les adénomes de la prostate, les cataractes, les prothèses de hanche, etc.), l’hôpital public a continué à gérer les pathologies lourdes et complexes. À accueillir les urgences, les personnes âgées, les SDF, etc. Bref, tous les patients qui, par le jeu du classement tarifaire de la T2A, « rapportent » peu à l’établissement. Résultat, 29 centres hospitaliers universitaires sur 31 sont en faillite. Et les petits hôpitaux de proximité, notamment les maternités et les services de chirurgie, ferment tous azimuts. Ils laissent derrière eux des déserts sanitaires qui ouvrent un boulevard à la prolifération d’établissements gérés par de grands groupes financiers.

Comment dès lors répondre à l’exigence de la permanence des soins ? L’ordonnance prescrite par Nicolas Sarkozy et Roselyne Bachelot est toujours la même : accentuer ce mélange des genres douteux entre service public et gestion privée. Un mélange qui conduira d’ailleurs à flexibiliser les règles et les statuts de la Fonction publique pour, à terme, réaliser des économies en sabrant dans la masse salariale, qui représente 70 % des dépenses hospitalières.
Dans cette même veine, l’orientation choisie pour « lutter » contre le manque chronique de soignants est d’ouvrir en grand les portes de l’hôpital-entreprise aux médecins libéraux. Ceux-ci pourront toucher un intéressement en fonction du montant des actes réalisés : « Le médecin aura un intérêt personnel et financier à ce que l’hôpital fasse des bénéfices, ce qui va complètement à l’encontre de l’éthique médicale ! » , s’inquiète André Grimaldi, chef du service de diabétologie à l’hôpital Pitié-Salpétrière, à Paris, et signataire d’un appel lancé pour « sauver l’hôpital public ».
Une autre piste est la fusion des cliniques et hôpitaux sous la forme de groupements de coopération sanitaire et de communautés hospitalières de territoires : « Sous le discours de la complémentarité public-privé et de l’homogénéisation des statuts, il y a cette idée qu’on va privatiser les profits et socialiser les pertes. On ferme les secteurs rentables dans les hôpitaux publics pour les ouvrir dans les cliniques privées » , analyse Bernard Teper.
Derrière les coups de bistouri de l’Élysée, se dessine un système de santé où paiements à l’acte et dépassements d’honoraires seront généralisés. Où se soigner sera de moins en moins pris en charge par la Sécu. Et où les assurances privées viendront se substituer à la solidarité nationale sur ce marché juteux de la santé.

[^2]: Ce collectif, en partenariat avec la Coordination nationale des collectifs de défense des hôpitaux et des maternités de proximité, et la Convergence nationale des collectifs de défense et de développement des services publics, lance une grande campagne d’automne avec 100 réunions pour défendre la santé et la protection sociale (

[^3]: Auteur de Où va l’hôpital ?, Desclée de Brouwer, 2008.

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